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S'agit-il du mérite guerrier? Il éclate dans les luttes soutenues par le sage bien mieux que dans les combats livrés par un roi. Le sage fait la guerre aux démons, il les repousse, il triomphe, et reçoit de la main du Christ, la couronne immortelle, prix de sa victoire. Il ne peut que vaincre, il s'avance au combat ayant Dieu pour auxiliaire et une armure céleste pour se couvrir. Le roi fait la guerre à quelques peuples barbares, moins redoutables assurément que les légions de l'enfer : son triomphe ne saurait donc être aussi glorieux que celui du vainqueur des démons. Mais considérez les motifs des deux guerres, quelle différence ! C'est pour remplir un devoir de piété, pour servir Dieu que le sage fait la guerre au démon : s'il cherche à conquérir des villes et des villages, c'est sur l'erreur et pour la vérité. La guerre que le roi fait aux barbares, a pour objet un territoire à prendre ou à défendre, une frontière à reculer ou à maintenir, des représailles à exercer; souvent l'avarice et une injuste ambition lui mettent les armes à la main; et combien de fois le désir de conquérir lui fait perdre ce qu'il avait déjà 1 Telles sont, sous le rapport de la puissance et de la guerre, les différences que nous remarquons entre le roi et le serviteur de Dieu. Mais, pour apprécier avec exactitude la condition de l'un et de l'autre, il est bon de descendre aux détails de leur vie ordinaire , à leurs actes de chaque jour.
Converser avec les prophètes , nourrir son âme de la doctrine d'un saint Paul; passer continuellement de Moïse à Isaïe, d'Isaïe à Jean, de Jean à quelque autre écrivain sacré, voilà l'occupation du solitaire. Le monarque est sans cesse entouré d'une foule d'officiers et de gardes; vous savez que l'on prend les moeurs de ceux que l'on fréquente; par conséquent le sage se forme d'après les exemples des Apôtres et des Prophètes; le monarque prend les habitudes des généraux, des gardes, des soldats, tous gens esclaves du vin et livrés à la débauche, passant la plus grande partie du jour à boire, et incapables de rien de bon et d'honnête. Ainsi donc, envisagée sous cette face , la vie monastique l'emporte encore sur celle des potentats, des rois, des hommes qui, sous n'importe quel nom, tiennent le sceptre, emblème de la puissance.
Pour le temps de la nuit, le moine le sanctifie encore par le service de Dieu et par la prière; plus matinale que le chant des oiseaux, son hymne s'élève vers le Créateur : il converse avec les anges, s'entretient avec Dieu, il se nourrit du pain céleste. Que fait, pendant ce temps, celui dont la volonté gouverne tant de peuples, fait marcher des armées si nombreuses, et dont l'empire s'étend si loin sur la terre et sur les mers ? Il est étendu sur une couche somptueuse et molle ; il dort. Le léger souper du moine n'a pas besoin, pour être digéré, de ce profond sommeil. La bonne chère et le vin plongent le roi dans cet assoupissement qui dure jusqu'au milieu du jour. Les vêtements du solitaire sont simples, sa table est frugale, il a pour convives ses rivaux en vertu. Un roi se croit obligé d'étaler sur ses habits beaucoup d'or et de pierres précieuses, et d'avoir une table splendidement servie; les gens qu'il y admet sont du même caractère que lui: sans moeurs, si lui-même est immoral; honorables par leur justice et leur probité, si lui-même est un homme de bien, en tout cas bien inférieurs eu vertu à ceux que le solitaire admet à la sienne. Ainsi le roi, même le plus sage, restera toujours fort au-dessous de la vertu d'un saint anachorète.
Un roi est à charge à ses sujets, soit qu'il voyage, soit qu'il reste dans sa capitale, en temps de paix comme en temps de guerre, en exigeant l'impôt aussi bien qu'en levant des troupes, en emmenant des prisonniers, enfin dans ses victoires non moins que dans ses défaites. Vaincu, son désastre pèse tout entier sur son peuple; vainqueur, il devient insupportable par son ostentation à étaler ses trophées, par un orgueil démesuré, par la licence qu'il donne à ses soldats de voler, de ravir, d'insulter les voyageurs, de rançonner les villes, de mettre au pillage les maisons des pauvres, de vexer les habitants qui les logent par des exactions que toutes les lois condamnent, tout cela sous prétexte de quelque ancien usage étrange et injuste. Tous ces maux, le roi les épargne soigneusement aux riches, il n'opprime que les pauvres, il n'a d'égards que pour les riches. Il n'en est pas ainsi du solitaire : sa présence est un bienfait pour les riches et pour les pauvres; aussi secourable aux uns qu'aux autres, il a toujours quelques dons à répandre autour de lui, il se contente d'un vêtement grossier qu'il porte toute l'année, il boit de l'eau avec plus de plaisir quo d'autres le vin le plus exquis. Il ne demande pour lui-même à l'opulence aucune faveur ni grande ni petite, mais il ne cesse de réclamer pour les indigents des secours aussi profitables à ceux qui les accordent qu'à ceux qui les reçoivent. Médecin de toutes les misères humaines, il guérit les riches de leurs péchés par sa parole salutaire, il soulage les pauvres dans leurs besoins par les aumônes qu'il verse dans leur. sein. Le monarque ne tient jamais la balance égale entre le riche et le pauvre; s'il ordonne une réduction de l'impôt, le riche en profite plus que le pauvre; s'il décrète une augmentation, les riches se ressentent à peine de ce surcroît de charges, tandis que les pauvres en sont écrasés. C'est un torrent dévastateur qui renverse les maisons pauvres, d'autant plus que ni la vieillesse, ni le veuvage des femmes, ni le délaissement des enfants orphelins, rien enfin ne peut attendrir les collecteurs d'impôts, hommes durs comme la pierre, dont les vexations ne connaissent pas de bornes, ennemis publics qui exigent des laboureurs ce que la terre ne leur a pas donné.
