III.
Ces philosophes se plaignent de ce que l'homme naît plus faible que les animaux, qui ne sont pas sitôt sortis du sein de leurs mères, qu'ils commencent à se soutenir et à résister aux injures de l'air. L'homme, au contraire, parait nu et désarmé, comme un voyageur jeté par la violence de la tempête sur le bord de cette vie, et exposé aux misères qui l’accompagnent. Il demeure étendu et immobile au lieu même où les flots l'ont poussé, sans pouvoir ni supporter l'activité des éléments, ni chercher de nourriture. La nature semble avoir été à son égard une marâtre, puisque, au lieu qu'elle a été libérale envers les animaux, elle a été envers lui si avare qu'elle l'a abandonné dans une extrême pauvreté et dans la dernière faiblesse, sans appui et sans secours, capable seulement de jeter des cris et de verser des pleurs, qui sont comme un des tristes présages des misères dont il sera accablé durant le cours de sa vie. Quelques-uns s'imaginent que ces philosophes parlent avec beaucoup de jugement quand ils déclament de la sorte, ce qui procède de ce que plusieurs, pour n'avoir jamais assez sérieusement considéré les avantages qu'ils ont reçu en naissant, n'en ont point de reconnaissance. Je prétends au contraire que l'on ne saurait jamais rien avancer avec si peu de raison ; car, quand j'examine avec soin toutes les créatures, je reconnais qu'aucune n'a dû, ni peut-être n'a parfaite, d'une autre manière que celle dont elle l’a été. Je sais bien que la puissance de Dieu, souverainement sage et intelligente, n'a fait en toutes choses que ce qui était le meilleur et le plus expédient. Je voudrais donc demander à ces censeurs téméraires des ouvrages de Dieu quel avantage ils croient qu'il manque à cet homme qui naît dans une faiblesse qu'ils déplorent avec des termes si tragiques. Cette faiblesse empêche-t-elle qu'il ne croisse et qu'il ne parvienne à un âge parfait? Ce qui lui manque de force est compensé par la raison dont il est pourvu. Mais l'homme, disent ces philosophes, ne peut être élevé qu'avec beaucoup de peines. La condition des bêtes est meilleure en ce point. Dès qu'elles ont fait leurs petits, elles n'ont plus aucun autre soin que celui de les nourrir et de leur fournir le lait qu'ils recherchent et qu'ils prennent eux-mêmes sans aucun secours étranger. Les oiseaux n'ont-ils pas beaucoup de peine à élever leurs petits, et ne semblent-ils pas y apporter une prévoyance qui approche de celle des hommes? Ils bâtissent des nids avec de la terre et des branches d'arbre. Ils demeurent sur leurs œufs plusieurs jours, pendant lesquels ils ne mangent presque point. Quand ils sont éclos, ils cherchent de quoi les nourrir, la nature ne leur ayant point fourni de lait pour cet effet, comme elle en a fourni aux animaux qui sont sur la terre. Après avoir volé de côté et d'autre tout le jour pour amasser de quoi nourrir leurs petits, ils demeurent auprès d'eux toute la nuit, les gardent et les échauffent. Que peuvent faire les hommes davantage, si ce n'est que, au lieu de chasser leurs enfants quand ils sont grands, ils demeurent unis à eux par le lien d'un amour indissoluble? D'ailleurs les petits des oiseaux sont beaucoup plus faibles dans leurs commencements que ne le sont les enfants. Car, pour les mettre au monde, ils ne les font pas sortir de leur sein ; mais ils les échauffent, et en les échauffant les animent. Quand ils viennent d'éclore ils n'ont point de plumes, et sont si faibles qu'ils ne peuvent encore ni voler ni marcher. Ne serait-ce pas une impertinence de prétendre que la nature ait traité peu favorablement les oiseaux, sous prétexte qu'ils naissent en quelque sorte deux fois, et qu'après leur naissance ils ont besoin que leurs mères leur cherchent de quoi vivre? Ceux qui raisonnent de la sorte, et qui préfèrent la condition des bêtes à celle des hommes, proposent ce qu'elles ont de plus fort et cachent ce qu'elles ont de plus faible. Je leur demanderais volontiers, lequel ils prendraient, si Dieu leur en laissait le choix, ou la sagesse de l'homme avec sa faiblesse, ou la stupidité des bêtes avec leur force. Ils n'ont pas assez peu d'esprit pour manquer de préférer la condition de l'homme, quand elle serait encore beaucoup plus faible qu'elle ne l'est, à celle des animaux, quand ils seraient encore beaucoup plus forts qu'ils ne le sont. Ces hommes fins et rusés voudraient sans doute avoir tout ensemble, et la raison de l'homme, et la force des animaux ; mais ce sont des biens tout à fait opposés et contraires, et que l'on ne peut réunir dans un même sujet. Il faut ou être éclairé et instruit par la raison, ou avoir la force et les autres avantages que la nature a donnés en partage aux animaux. Une créature qui est pourvue par la condition de sa naissance de tout ce qui peut la conserver et la défendre, n'a pas besoin de sa raison. Que pourrait-elle ou faire ou inventer pour employer sa raison, puisque la nature lui a fourni libéralement tout ce qui lui est nécessaire? Que si elle est pourvue de la raison, quel sujet aurait-elle de souhaiter ce qui peut défendre et fortifier le corps, puisque la raison supplée toute seule au défaut de toutes choses? Elle est capable de parer et de munir de telle sorte le corps qu'il n'ait rien à désirer. Quelque petite que soit la stature de l'homme, quelque médiocres que soient ses forces, quelque peu assurée que soit sa santé, il surpasse en vigueur et en beauté tous les animaux, par le seul avantage de sa raison. Il naît d'une constitution tendre et délicate, et trouve moyen de se mettre en sûreté et de se garantir de la violence des bêtes les plus farouches. Ces bêtes, au contraire, qui ont de grandes forces pour résister aux injures des éléments, n'en ont point d'assez grandes pour éviter de tomber sous la puissance de l'homme. Ainsi la raison lui sert plus toute seule que ne servent aux animaux tous les avantages que la nature leur a donnés en les formant. La masse de leur corps, la grandeur de leurs forces, n'empêchent point que nous ne les prenions et que nous ne les soumettions à notre puissance. Quelqu'un, voyant les bœufs attachés avec leurs vastes corps à notre service, peut-il se plaindre de ce que Dieu ne lui a donné qu'un petit corps ? Il ne connaît pas sans doute le prix des faveurs qu'il a reçues de Dieu ; ce qui est une ingratitude, ou plutôt une folie. Platon agissait beaucoup plus sagement quand, pour confondre, comme je me le persuade, ces esprits méconnaissants, il rendait grâces à la nature de ce qu'elle l'avait fait naître homme. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner sa pensée ni de décider quel jugement on en doit porter. Quiconque tient sa condition plus heureuse que celle des bêtes est dans un sentiment plus juste et plus raisonnable que ceux qui semblent avoir regret de n'avoir pas été créés de quelqu'une de leurs espèces. Que si Dieu les changeait en ces animaux dont ils envient la condition, ils se plaindraient aussitôt de ce changement, et demanderaient avec de grands cris de retourner à leur premier état, parce qu'en effet toute la force des animaux ne vaut pas l'usage de la parole. La liberté que les oiseaux ont de fendre l'air ne vaut pas l'adresse de la main. La langue et la main sont des choses plus admirables que celles que peuvent faire ou les forces des bêtes ou les ailes des oiseaux. C'est donc une folie inconcevable de souhaiter ce que l'on n'a pas et de le refuser quand il est offert.
