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Horace, ce savant poète dont les pensées sont si belles et si délicates, est de même sentiment, et il ne veut pas qu'un habile interprète, par une exactitude scrupuleuse et une fidélité mal entendue, s'assujettisse à rendre mot à mot les paroles de son auteur. On sait que Térence a traduit Ménandre, et que Plaute et Cécilius ont aussi traduit les anciens poètes comiques; mais se sont-ils attachés scrupuleusement aux paroles ? Non, ils se sont contentés de conserver dans leur traduction toute l'élégance et toute la beauté de leur original. Ce que vous appelez une traduction exacte et fidèle, les savants l'appellent une superstition ridicule et une impertinente imitation. De là vient que, dans la traduction que je fis, il y a environ vingt ans, de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, instruit que j'étais par l'exemple de ces grands hommes, et imbu dès lors, comme je le suis encore aujourd'hui, des maximes qu'ils nous ont enseignées et dont je ne prévoyais pas que vous dussiez un jour me faire un crime je dis entre autres choses dans ma préface : « Il est bien difficile de suivre un auteur pied à pied sans s’en écarter jamais, et de faire une traduction qui réponde à l'élégance et à la beauté de l'original. Un auteur n'aura employé qu'un seul mot, mais choisi et très propre pour exprimer sa pensée ; et comme la langue dans laquelle je traduis ne fournit aucun terme qui ait la même force et la même signification, il faut que j'emploie plusieurs termes pour rendre sa pensée, et que je prenne un long détour pour faire peu de chemin. Il y aura dans le texte original des mots transposés, des cas différents, diverses sortes de figures, en un mot un caractère particulier et un certain tour qui n'est propre qu'à cette langue : si je veux m'assujettir à le traduire mot à mot, je ne dirai que des absurdités, et si je me trouve obligé malgré moi à déplacer ou à changer quelque chose, on dira que je n'agis plus en interprète. » Après plusieurs autres choses qu'il est inutile de répéter ici, j'ajoute : « Que si quelqu'un prétend que dans une traduction une langue ne perd rien de sa beauté et de sa délicatesse, qu'il traduise donc Homère en latin, et même en prose. je suis sûr que sa traduction sera ridicule, que tout y sera renversé et défiguré, et que ce grand poète, y paraîtra à peine bégayer. »
Tout ce que je prétends par là est de faire voir que, dans toutes les traductions que j'ai faites depuis ma jeunesse jusques ici, je ne nie suis attaché qu'au sens, et non point à la lettre. Mais comme mon autorité en cela n'est peut-être pas d'un assez grand poids pour qu'on y doive avoir égard, lisez, je vous prie, la petite préface qui est à la tête de la vie de saint Antoine. « Une traduction littérale, » dit l'auteur, «rend le sens de l’original qu'on traduit obscur et embarrassé, de même que de mauvaises herbes étouffent la semence que l'on a jetée dans un champ; car lorsque l'on s'assujettit aux paroles et aux figures, à peine peut-on expliquer par un long détour ce que l'on aurait pu dire en peu de mots. C'est donc pour éviter cet écueil qu'en traduisant, comme vous m'y avez engagé, la vie de saint Antoine, je lui ai donné un nouveau tour ; en sorte néanmoins que, si je n'ai pas rendu l'original mot à mot, j'en ai du moins conservé tout le oms. Que les autres s'attachent aux lettres et aux syllabes, mais pour vous, attachez-vous au sens et aux pensées. »
Je n'aurais jamais fini si je voulais rapporter ici le sentiment de tous ceux qui dans leurs traductions se sont contentés d'exprimer. le sens de leur auteur. Je vous citerai seulement l'exemple et l’autorité de saint Hilaire, qui a traduit du grec en latin des homélies sur Job et plusieurs traités sur les Psaumes, Au lieu d'expliquer le sens littéral d'une manière sèche et languissante, et de se renfermer dans les bornes étroites d'une traduction gênante et affectée, ce Père, prenant sur les auteurs qu'il a traduits le même droit qu'un vainqueur a sur ses prisonniers, s'est rendu maître de leurs pensées et en a disposé à son gré.
Il ne faut point que les écrivains, tant profanes «ecclésiastiques, en aient usé de la sorte, puisque les Septante, les évangélistes et les apôtres n'ont pas expliqué autrement l'Ecriture sainte. Nous lisons dans saint Marc que notre Seigneur dit à la fille de Jaïre: Talitha cumi , et l'évangéliste ajoute aussitôt : « C'est-à-dire: jeune fille, levez-vous, je vous le commande. » Que l'on accuse donc saint Marc de mauvaise foi pour avoir ajouté ces mots : « Je vous le commande ; » car le texte hébreu porte seulement : « Jeune fille, levez-vous. » Mais il est aisé de voir qu'il n'a fait cette addition que pour faire mieux sentir l'efficacité de la parole de Jésus-Christ et le pouvoir qu'il avait sur la mort.
