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Nos ancêtres ne connaissaient que deux motifs pour lesquels l'homme habitait avec la femme : l'un est ancien et juste et conforme à la raison, c'est le mariage qui a été institué par Dieu, suprême législateur: Pour cela, en effet, dit le Seigneur, l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux en une seule et même chair. (Gen. II, 24.) L'autre est plus nouveau, il est condamnable et contraire à la loi, c'est la fornication qui s'est introduite par la malice du démon. Dans ce siècle on voit naître une troisième manière nouvelle et étrange. il ne serait pas facile d'en découvrir la cause. Quelques-uns, en effet, prennent dans leurs maisons des jeunes filles encore vierges, les enferment et les entretiennent jusqu'à un âge très-avancé , et cela, non pour avoir des enfants , car ils disent n'avoir point de commerce charnel avec elles, ni pour satisfaire leur passion, puisqu'ils assurent qu'ils les conservent vierges. Si on leur demande le motif d'une telle conduite , ils répondent qu'ils en ont plusieurs; mais, faux prétextes; pour moi , je crois qu'ils n'ont aucune raison qui soit honnête ou même sérieuse. Cependant nous ne parlerons pas encore de la valeur de ces raisons; nous dirons auparavant ce que nous soupçonnons être le motif principal de cette conduite. Et quel est-il donc ? A coup sûr, si je m'éloigne du but, vous pouvez me répondre. Où trouver la vraie raison qui explique une manière d'agir si singulière?
Il me semble qu'il y a toujours quelque plaisir pour un homme à cohabiter avec une femme, je ne dis pas seulement en vivant selon la loi du mariage, mais même en dehors de cette loi et sans commerce charnel. Cette pensée est-elle juste? je ne puis le dire, je vous expose mon sentiment, et ce n'est peut-être pas seulement le mien, mais aussi celui des hommes que j'attaque ; oui, tel est leur sentiment, cela est manifeste: jamais ils ne négligeraient à ce point leur réputation, jamais ils ne causeraient un si grand scandale, si dans cette manière de vivre ils ne trouvaient pas quelque volupté secrète dont le charme puissant les enchaîne et les captive. Quelques-uns nous entendent peut-être avec peine tenir un pareil langage; je les prie de me pardonner et de ne pas s'indigner, car ce n'est pas sans répugnance et non plus sans réflexion que je m'expose à leur ressentiment. Je ne suis ni assez insensé, ni d'une humeur assez fâcheuse pour vouloir blesser tout le monde sans sujet; mais quelle douleur, quelle angoisse de voir la majesté de Dieu outragée et le salut de tant d'âmes compromis par cette décevante volupté, courant funeste dont les ondes enchantées glissent fatalement vers l'abîme ! Je prétends donc que ce commerce n'est pas sans douceur , je soutiens même qu'il allume, entre les personnes qui y vivent, une flamme plus ardente que le mariage entre les époux. Etrange langage, direz-vous d'abord; mais, quand je vous l'aurai démontré, vous serez de mon avis.
En effet, le commerce avec une épouse légitime n'étant pas défendu apaise la concupiscence , et souvent même en éteignant une flamme d'abord trop vive, éloigne de ce commerce l'époux rassasié.
L'enfantement et les douleurs qui l'accompagnent , la naissance et l'éducation des enfants , les fréquentes maladies qui en sont la suite, tout cela brise le corps, bientôt on voit se faner les fleurs de la première jeunesse et l'aiguillon de la volupté s'émousser. Il n'en est pas de même d'une vierge; ici, point de commerce charnel qui calme la nature ardente et en brise la fougue ; point d'enfantement douloureux, point de soins pénibles donnés aux enfants, qui usent le corps et en flétrissent la beauté, le corps conserve sa première vigueur loin de tout contact qui pourrait l'épuiser. Les femmes mariées, en devenant mères et en nourrissant leurs enfants, vieillissent vite, s'affaiblissent promptement. Les vierges conservent jusqu'à l'âge de quarante ans leur jeunesse et leur verdeur, elles pourraient rivaliser encore avec celles qui vont prendre un époux. Ceux qui habitent avec elles sont comme brûlés de deux feux, d'une part leur ardeur n'est point éteinte par le commerce charnel, puisqu'il leur est interdit, de l'autre le foyer de la concupiscence est toujours là qui s'embrase de plus en plus.
Telle est, je soupçonne, la cause de cette cohabitation. Mais pas d'indignation, pas d'emportement; ne blessons personne , celui qui veut guérir un malade n'agit point avec colère ni par des moyens violents, il présente le remède avec beaucoup de précaution et avec des paroles pleines de douceur. Si notre but était de punir, et si nous remplissions les fonctions de juge, nous devrions nous indigner; mais si, laissant de côté le rôle du juge qui punit, nous voulons être le médecin qui guérit, nous devons exhorter, conjurer et, si cela est nécessaire, nous jeter aux genoux des coupables, pour arriver au but que nous nous sommes proposé. Un médecin veut-il éloigner les malades d'une nourriture, d'une boisson nuisible, bien que cette nourriture, cette boisson , renferment une certaine douceur, il leur persuade qu'elles sont non-seulement nuisibles , mais même désagréables. Ainsi devons-nous agir en leur montrant que cette cohabitation, bien qu'elle paraisse douce et agréable, est funeste et non moins dangereuse qu'un breuvage mortel. Elle paraît procurer beaucoup de plaisir, mais au fond quelle amertume pour cette âme qui met son bonheur dans la volupté !
Le renoncement à une mauvaise habitude n'est sérieux et durable que lorsqu'il est le fruit de la persuasion. Lorsque c'est la crainte ou la nécessité qui sépare quelqu'un d'une personne aimée , la passion s'en augmente encore et un retour est presque inévitable. L'homme qui se défait d'une habitude par la conviction qu'il a acquise qu'elle est nuisible et remplie de désagréments, cet homme est bien converti, la sentence de condamnation portée par lui-même , en pleine connaissance de cause, contre ce qu'il a quitté est plus forte que toute contrainte extérieure. Comment donc persuaderons-nous à ceux pour qui nous écrivons, que la cohabitation avec une vierge est un abus non-seulement funeste, mais même amer? comment? sinon par la nature même des choses. Si quelqu'un, pouvons-nous leur dire, devant une table somptueuse, chargée de viandes variées et exquises, défendait avec dès menaces terribles de toucher aux mets qui sont servis, qui est-ce qui voudrait s'asseoir à cette table et devenir ainsi son propre bourreau? — Personne à mon avis; la vue des mets causerait moins de jouissance que la défense d'y toucher ne causerait de peine. Si quelqu'un montrait à un homme dévoré d'une soif ardente une fontaine aux eaux pures et limpides et lui défendait d'en boire, même d'y tremper l'extrémité de ses doigts, pourrait-on imaginer un supplice plus affreux?
