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Ici je ne pense pas avoir de contradicteur, ce supplice est si grand que les païens eux-mêmes, qui savent si bien ce que c'est que la volupté et la peine, voulant représenter des hommes en proie à de fortes souffrances, imaginent précisément une fiction de ce genre. Dans cette fable, il est question de quelqu'un qui mérite d'être puni par les plus cruels supplices : on place devant lui des mets de toutes sortes, il voit couler des ruisseaux limpides, et on lui interdit l'usage de tout cela. Etend-il la main, tout ce qu'il voit s'enfuit et s'enfuit toujours. Telle est la fiction relative à ce genre de tourment imaginé par les païens. (Xénophon. Apomnemon I, 3, 9.)
Un philosophe (Xén. X), voyant un de ses amis embrasser un fort bel enfant, s'écria tout étonné : voilà un homme qui sè précipiterait volontiers dans le feu, lui qui n'a pas craint d'allumer, par ce baiser, un si grand incendie dans son coeur. Pour moi, je ne veux pas dire que les hommes dont je parle se permettent des baisers ou des attouchements sur les vierges qui habitent avec eux; supposons cependant que des calomniateurs osent l'avancer, et prouvons qu'en se permettant de telles libertés, ils ne feraient qu'accroître leur tourment. Le regard seul cause déjà une si vive douleur ! Si vous y joignez les attouchements, ce plaisir, plus grossier que le plaisir produit par le regard, allume aussi une flamme plus ardente, cause une douleur plus aiguë et.excite plus violemment la passion devenue plus terrible qu'une bête farouche. Plus nous donnons d'aliments au foyer de la concupiscence , plus grandes sont nos souffrances; et de même que celui qui, assis à une table ou sur le bord d'une fontaine, doit se contenter de regarder, est moins tourmenté que celui qui peut toucher sans pourtant goûter; ainsi, ceux qui sont à même de se procurer certains attouchements sur des vierges sont plus tourmentés par cet attouchement que par le simple regard; le toucher rendant la privation plus pénible.
Et qu'est-il besoin d'emprunter nos raisonnements aux fictions païennes, lorsque nous pouvons établir cette vérité sur un jugement de Dieu même? Lorsque le Seigneur veut punir Adam de sa désobéissance, est-ce loin du paradis terrestre, qu'il l'envoie fixer sa demeure ? non, c'est tout près de ce lieu de délices qu'il lui ordonne de rester, afin que la vue continuelle du bonheur qu'il a perdu par sa faute, excite en lui une plus cuisante douleur de son péché. — Mais, va sans doute m'objecter quelqu'un, si c'est quelque chose de si amer que d'habiter avec une femme, comment se fait-il que la plupart s'y attachent avec tant d'ardeur? — Voici ma réponse : Cette recherche ardente ne prouve qu'une chose, c'est que ces hommes sont malades et à l'extrémité : ainsi agissent les malades, pour un petit rafraîchissement, pour un plaisir d'un moment, ils s'exposent à prolonger et à augmenter leur mal chacun le peut constater dans les fiévreux ; ils ne veulent pas se priver pour quelque temps du soulagement bien court que procurent un mets, une boisson défendue, et ils tombent dans une maladie longue et difficile à guérir. Mais ceux qui se portent bien ne doivent pas se conduire comme ceux qui sont malades; autrement et la médecine et la saine philosophie les condamnent.
Cela n'arrive pas seulement à ceux que dévorent la fièvre ou l'amour et ses flammes impures, mais aussi à ceux que la soif des richesses ou toute autre passion tourmente. Voyez un avare : il n'ignore pas que des biens infinis sont réservés à ceux qui distribuent aux pauvres ces trésors périssables et de si peu de valeur, et pourtant avec quelle âpre vigilance il les garde ! avec quel soin il les enfouit ! Un fugitif et misérable plaisir qui doit être suivi d'un supplice éternel, d'une part; de l'autre, la privation de quelques froides satisfactions, ayant pour conséquence assurée une félicité sans terme comme sans mesure, voilà ce qui s'offre à son choix, et c'est le premier lot qu'il préfère !.. C'est précisément ce qui arrive aux hommes que j'attaque ici, ils n'ont pas le courage de priver leurs yeux d'un plaisir rapide et vain et ils allument en eux des flammes insupportables ! plus ils s'imaginent se procurer de plaisir, plus ils sont malheureux; le démon, avec un artifice digne de sa malice , fait en sorte, pour augmenter et prolonger cet incendie, que ces malheureuses victimes jouissent et souffrent en même temps, leur procurant, pour les tromper, je ne sais quel adoucissement dans leur torture.
