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Mais j'entends déjà quelqu'un condamner mes paroles et m'accuser d'exagération. La cohabitation n'offre pas de si graves inconvénients pour des hommes vraiment dignes de ce nom. Heureux ceux qui sont tels, s'il y en a ! Combien je voudrais avoir leur force ! Cependant je suis disposé à tout croire, même que de pareils hommes peuvent exister ! Mais auparavant je voudrais que nos censeurs pussent nous persuader qu'un jeune homme plein de sève et de vigueur, habitant avec une fille vierge encore , et assis à ses côtés , mangeant avec elle, avec elle s'entretenant familièrement tout le jour, et, pour ne rien dire de plus, se laissant aller à une gaieté désordonnée, à des éclats de rire immodérés, à des paroles doucereuses et à d'autres choses que la modestie m'empêche de dire, qu'un jeune homme, comprenez bien, habitant la même maison, s'asseyant à la même table, là où règne une grande liberté de paroles, là où se font sans cesse des échanges mutuels, un jeune homme ne sera surpris par aucune affection humaine, qu'il sera pur de toute jouissance criminelle, de toute concupiscence ! Oui, que ceux qui nous accusent me démontrent cela. Mais ils ne veulent pas être instruits, et quand nous donnons des preuves pour nous justifier, ils crient contre nous à l'impudence; nous sommes, disent-ils, pris de la même maladie qu'eux et nous ne voulons que cacher notre malice.
Que nous importe, répondez-vous, ce que l'on peut dire? Nous ne sommes pas coupables des faiblesses des autres, et si quelqu'un se scandalise à tort, nous ne serons pas punis pour ce scandale des faibles. Ah ! tel n'est pas le langage de saint Paul, l'Apôtre ordonne d'avoir compassion de la faiblesse de celui qui se scandalise même à tort. Pour que le scandale soit exempt de châtiment, il faut que les suites en soient plus avantageuses que nuisibles. S'il en est autrement, si, en dehors de tout bon résultat, les autres sont scandalisés soit pour quelque raison, soit sans raison, soit parce qu'ils sont faibles , leur perte nous sera imputée et Dieu nous redemandera compte de ces âmes ainsi perdues. A ce sujet, pour que nous ne nous croyions pas dispensés, dans tous les cas, d'avoir égard à ceux pour qui nous pourrions être une occasion de scandale, le Christ nous a tracé certaines limites et donné des règles; car il a agi en cela, tantôt d'une manière et tantôt d'une autre, selon que le demandaient les circonstances.
Il parlait un jour de la nature des aliments et disait qu'ils n'avaient rien d'impur en soi, afin de nous affranchir des observances judaïques; Pierre entra et dit : Ils se scandalisent. (Math. XV, 12, 14.) — Laissez-les, répondit le Sauveur. Et non-seulement il n'en tint pas compte, mais il les accusa: Tout arbre que n'a, pas planté mon Père céleste, sera arraché. (Ibid. V, 13.) Et ainsi il abolit la loi qui défendait l'usage de certaines viandes. Mais voici ceux qui réclamaient l'argent de l'impôt. Ils s'approchent de Pierre en lui disant : Votre Maître ne paie pas le tribut. (Math. XVII, 23.) Alors il n'agit pas comme auparavant, mais il s'abstint du scandale et dit: Pour ne pas les scandaliser, jette l'hameçon dans la mer, prends le premier poisson qui se présentera, tu trouveras dans sa bouche une pièce de monnaie : prends-la et donne-la pour toi et pour moi. (Ibid. V, 27.) Voyez-vous comment tantôt il évite le scandale, et tantôt, non. Dans ce dernier cas en effet, il n'importait pas beaucoup que la gloire du Fils unique de Dieu fût manifestée; n'a-t-il pas cherché dans d'autres circonstances, à la couvrir comme d'un voile, défendant à la multitude de dire qu'il était le Christ? Il n'y avait pour lui aucun inconvénient à payer le tribut; mais que de malheurs s'il avait refusé de le payer ! On se serait éloigné de lui comme d'un tyran, comme d'un rebelle, comme d'un ennemi de sa patrie capable d'attirer sur elle les derniers malheurs. Aussi, quand on veut l'enlever et le faire roi, il s'enfuit et il craint que la multitude ne s'arrête à cette opinion. Dans le premier cas, il avait ses raisons pour agir comme il agit, pour ne tenir aucun compte du scandale. Il agissait en vue d'un bien beaucoup plus important que le mal qui pourrait résulter du scandale. Il convenait en effet parfaitement en ce temps, que ceux qui aspiraient à une plus haute perfection ne fussent pas arrêtés par les prescriptions judaïques; il fallait avant tout songer à la pureté du coeur, ne pas s'embarrasser des observances légales, et laisser de côté le soin minutieux de ces choses purement extérieures.
Imitateur du divin Maître, tantôt saint Paul tient compte du scandale , tantôt il néglige d'y faire attention : Je cherche , dit-il , à plaire à tous en toutes choses , ne recherchant pas ce qui m'est utile, mais ce qui est utile à tous, afin qu'ils soient sauvés. (I Cor. X, 33.) Si donc Paul dédaigne son utilité personnelle pour s'occuper de ce qui est utile aux autres, de quels châtiments ne serons-nous pas dignes, si nous refusons d'être utiles à nos frères, lorsqu'il ne faudrait pour cela que rompre avec une habitude dangereuse pour nous-mêmes, si nous prenons plaisir à nous perdre, nous et les autres, tandis que nous pourrions procurer le salut des autres et nous sauver en même temps qu'eux? En un mot, toutes les fois que l'Apôtre prévoit que l'action qu'il va faire sera plus profitable que dommageable, il passe outre, sans s'occuper de ceux qui se scandaliseront. S'aperçoit-il qu'il n'y a aucun avantage à espérer d'une action, et que le seul résultat sera le scandale, alors pour que le scandale n'arrive pas, il est disposé à tout faire et à tout souffrir. Et il ne discute pas sur tout cela comme vous. Il ne dit pas : pourquoi sont-ils faibles? pourquoi se scandalisent-ils sans raison? Mais il est surtout indulgent envers ceux qui sont assez faibles pour se scandaliser sans raison.
