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Mais je ne sais comment j'ai été entraîné à cette digression; il faut revenir au point de départ. Comme si ces désordres ne suffisaient pas pour couvrir de honte tout ce qu'il y a de femmes au monde, ces malheureuses ont encore imaginé quelque chose de plus; je ne parle pas ainsi de toutes indistinctement, je ne suis pas assez misérable pour mêler, pour confondre le bien avec le mal. Ce que j'ai dit et ce que je dirai ne regarde que les coupables.
Je le disais donc, comme si ce que je viens de leur reprocher ne suffisait pas pour produire tout le scandale auquel elles aspirent, elles admettent des hommes qui ne leur sont rien à partager leur demeure, elles s'enferment et passent leur vie avec eux; on dirait qu'elles tiennent à prouver, par ce fait et par ceux que nous avons signalés plus haut, qu'elles n'ont embrassé la virginité que malgré elles, que c'est par contrainte qu'elles ont subi ce joug, et qu'elles ont à cœur de se venger de la violence qu'on leur a faite. Est-ce tout encore? N'entendons-nous pas dire, sur le compte de celles qui donnent ces sortes de scandales, des choses encore plus graves? Et ceux qui les connaissent ont-ils tort , quand ils s'écrient qu'on ne devrait pas les laisser vivre, respirer; qu'il faudrait plutôt les couper en morceaux ou les enterrer vivantes avec leurs complices. Car, voilà ce que disent d'elles ceux qui savent ce qui se passe dans leur intimité.
Du reste, on voit tous les jours des sages-femmes accourir dans les maisons des vierges, comme s'il s'agissait d'un accouchement; tel n'est pas cependant, à part quelques cas où cela arrive, le motif de leur visite. Elles sont appelées pour voir et examiner, comme cela se pratique à l'égard des esclaves que l'on achète, quelles sont celles qui sont vierges encore, quelles sont celles qui ne le sont plus. L'une se soumet sans peine à cet examen; l'autre s'y refuse, et se voit par ce seul fait condamnée, fût-elle innocente; l'une a été jugée coupable, l'autre non, mais cette dernière n'est pas moins couverte de honte que la première, puisque ses moeurs ne peuvent pas, par elles-mêmes, témoigner en sa faveur, mais qu'il faut recourir aux preuves matérielles. Qui pleurera ces désordres, qui les punira comme ils méritent de l'être? Il faudrait avoir la dureté et l'insensibilité du marbre pour ne pas se sentir brûlé du zèle d'un Phinées. Oui, si cet homme avait été témoin d'une pareille infamie, il n'aurait pas épargné les coupables; il les aurait traités comme il traita la Madianite. (Nom. XXV, 14.) Pour nous, il ne nous est pas permis de prendre le glaive, ni de percer avec la lance ceux qui commettent ces abominations, mais nous éprouvons les mêmes sentiments que ce saint personnage; Dieu ne nous ayant pas confié sa vengeance, nous soulageons notre douleur autrement, c'est-à-dire par des pleurs et des lamentations.
Venez donc, pleurez et gémissez avec nous, vous qu'une si honteuse contagion n'a pas atteintes; ces infortunées, ces misérables sont peut-être tellement plongées dans leur misère, qu'elles ne s'aperçoivent plus du mal affreux qui les ronge. Mais vous qui avez embrassé cette sainte profession de tout votre coeur, vous qui vous êtes rendues dignes des chastes embrassements du céleste Epoux, vous qui portez des lampes toutes brillantes et qui êtes plus ornées de la glorieuse couronne de la virginité que du diadème des rois, pleurez avec nous; poussez d'amers gémissements, vos larmes ne sont pas un remède de peu d'efficacité et pour la guérison de ces malades désespérées et pour la consolation de ceux qu'affligent leur vie coupable: C'est ce que fit quelquefois votre Époux céleste. Voyant Jérusalem se précipiter vers sa ruine, et refuser le salut qu'il lui apportait, il se prit à pleurer sur le sort de cette malheureuse cité. (Luc. XIX, 41.) A l'égard de Bethsaïde, il n'a recours ni aux avertissements, ni aux miracles; sa commisération, voilà tout ce qu'il accorde à cette ville coupable , ainsi qu'aux autres qui sont ensuite nommées, s'écriant sur chacune d'elles : malheur à toi ! malheur à toi !
Le bienheureux Paul suivit l'exemple de son Maître: pendant toute sa vie il ne cessa de pleurer ceux qui, une fois tombés, restaient par terre, sans vouloir se relever, et il pleurait avec une amertume dont ses paroles aux Romains sont une preuve évidente. Ma tristesse est grande, et c'est une douleur continuelle pour mon coeur. Car moi-même je désirais d'être frappé d'anathème par le Christ, pour mes frères qui sont mes proches selon la chair, les Israélites. (Rom. IX, 2-4.) Quelle énergie dans ces paroles, comme elles expriment les cruelles angoisses du coeur ! De plus, il pleure sur les fidèles qui chancèlent et que les tempêtes sont sur le point de submerger, comme si lui-même éprouvait le même malheur : Qui de vous, dit-il, est faible sans que je sois faible aussi ? Qui est scandalisé, sans que je sois brûlé moi-même? (II Cor. II, 29.) Il ne dit pas: « contristé »,mais: « brûlé », voulant exprimer parce mot une douleur insupportable, insurmontable. Imitons nous aussi et Notre-Seigneur et son serviteur. Car nous serons largement récompensés de tous nos gémissements et de nos larmes, comme aussi le Seigneur traitera bien sévèrement ceux qui ne portent pas d'intérêt à leur prochain et ne font nulle attention aux maux qu'il souffre. On voit des exemples frappants de cette conduite de Dieu dans Ézéchiel, si sublime par sa patience, et dans le bienheureux Michée. Le premier raconte que les Juifs, s'étant livrés à tous les crimes possibles, et souillés par l'adoration volontaire des idoles, Dieu ordonna de marquer d'un signe le visage de ceux qui gémissaient et se lamentaient sur les crimes qu'ils voyaient commettre (car il ne suffisait pas de gémir en secret, il fallait encore faire éclater publiquement sa douleur). Ainsi quoique ces Juifs n'eussent rien dit ni rien fait pour corriger les coupables; par cela seul qu'ils avaient apporté le tribut de leur douleur, ils méritèrent de recevoir du, Dieu des miséricordes cette rare distinction avec une grande sécurité pour l'avenir et une grande gloire. Michée, à tous les autres reproches relatifs aux excès de table, à l'ivrognerie et à l'usage des parfums, ajoute le manque de compassion : Ils ne compatissaient pas, dit-il, aux malheurs de Joseph. (Amos, VI, 6.) Il adresse encore le même reproche aux habitants de la ville d'Anan, en disant : Qu'ils ne sont point sortis pour pleurer sur la maison de leurs voisins. (Mich. I, 11.) Si Dieu, dans sa colère, reprend l'homme qui ne pleure pas sur le sort de ceux qui subissent un juste châtiment, de quelle indulgence sera digne celui qui ne s'attriste pas au sujet d'un homme tombé dans le péché?
Ne vous étonnez pas que nous soyons tenus de compatir aux maux de ceux mêmes que Dieu punit; car Dieu qui punit voudrait bien ne pas punir : Ma volonté, dit-il, ne veut pas la mort du pécheur. (Ezéch. XVIII, 23.) Si donc celui, qui exerce la vengeance voudrait ne pas l'exercer, à plus forte raison devons-nous pleurer sur ceux qui sont punis; peut-être, par ce moyen, les retirerons-nous du précipice, peut-être les regagnerons-nous à Dieu.
Quand même nos malheureuses soeurs seraient perdues sans ressources , faisons encore tout ce qui dépend de nous; pleurons et gémissons, ne rassemblons pas des choeurs de pleureuses, mais que chacun, loin des coupables, verse des larmes en secret. Si vous le voulez, je commencerai moi-même ce cantique de deuil : je n'ai point honte de l'entonner avec Jérémie, Isaïe, Paul, et avant tout avec Notre-Seigneur. Commençons donc et disons comme le Christ : Malheur à toi, âme infortunée ! A quelle haute dignité t'appelait la bonté et la miséricorde de Dieu ! A quelle infamie descendras-tu par ta lâcheté ! Malheur à toi ! L'Époux céleste lui-même t'invitait à une union divine, et toi, tu as préféré te soustraire violemment à cet honneur, tu t'es précipitée dans le feu du démon et condamnée aux supplices les plus affreux : là seront les pleurs et les grincements de dents, là point de, consolateur, personne qui te tende une main secourable, tout sera ténèbres, angoisse, trouble, là des malheurs sans adoucissement, sans fin. Tels sont les maux enfantés par l'amour du monde, voilà ce qui t'attend pour avoir préféré la terre au ciel et pour n'avoir pas voulu entendre la voix de l'Epoux qui sans cesse t'avertissait de rompre tout commerce avec le siècle. Malheureuse, qui pourra désormais avoir compassion de toi? C'est en vain que tu invoquerais Noé qui, dans le déluge universel, sauva toute sa famille dont il fut le protecteur dans ce jour de colère, c'est en vain que tu appellerais à ton secours Job, Daniel, et avec eux Moïse et Samuel et le patriarche Abraham, aucun ne te tendra la main; tu tiendrais à ces grands hommes par la race, tu serais leur fille, tu serais leur sueur, tu redoublerais tes supplications comme le mauvais riche de l'Evangile, efforts inutiles, avantages superflus. Comment es-tu tombée du ciel, toi qui n'es pas Lucifer (Isaïe, XIV, 12), ni l'étoile du matin, mais qui pouvais briller d'un éclat plus vif que les rayons du soleil? Comment es-tu là assise à l'écart, abandonnée? Non, ces lamentations faites pour Jérusalem, on n'exagérerait pas en les appliquant à l'âme captive d'une captivité plus dure que celle qui pesait sur la capitale des Juifs.
