V.
Oui, il est d'autres choses qui ne paraissent pas moins insensées, ce sont les humiliations et les souffrances d'un Dieu; c'est que nous appellions sagesse le dogme d'un Dieu crucifié. Débarrasse-nous encore de cet opprobre, ô Marcion, ou plutôt commence par celui-1à. Quoi en effet de plus indigne de Dieu! Pourtant, qu'y avait-il de plus honteux de naître on de mourir? de porter un corps de chair ou de porter une croix? d'être circoncis ou d'être crucifié? d'être élevé ou d'être enseveli? d'être déposé dans une crèche ou d'être renfermé dans un sépulcre? Tu feras preuve de sagesse, si tu ne crois point à tout cela. Mais tu ne peux être sage à moins de paraître insensé aux yeux du monde, en croyant ce que le monde appelle folie dans Dieu. As-tu gardé la Passion du Christ, parce que, n'en faisant qu'un fantôme, son corps n'était pas susceptible de souffrir? Nous l'avons dit plus haut: Une naissance et une enfance imaginaires ne l'exposaient pas à de moindres mépris. Mais réponds-moi, assassin de la vérité! Dieu n'a-t-il pas été véritablement crucifié? N'est-il pas ressuscité plus véritablement qu'il n'es; mort? Mais alors Paul nous prêcha donc l'erreur, quand il réduisait toute la science «à connaître Jésus crucifié. » Il nous trompait donc quand il nous annonçait qu'il était mort; il nous trompait quand il nous le donnait pour ressuscité. Notre foi est donc fausse; tout ce que nous espérons de Jésus-Christ est donc un fantôme! O le plus pervers des hommes, qui fournis une excuse aux bourreaux de Dieu! Car Jésus-Christ n'a rien souffert, de leur cruauté, s'il n'a pas réellement souffert. De grâce, épargne l'unique espérance du monde: pourquoi ruines-tu le titre infamant, mais |397 nécessaire, de la Croix? Tout ce qui semble indigne de Dieu m'est profitable: je suis sauvé, si je ne rougis pas de mon Seigneur. «Celui qui rougira de moi, dit-il, je » rougirai également de lui. » Je ne trouve point ailleurs d'autres matières de confusion, qui prouvent mieux, en m'apprenant à mépriser la houle, que je suis saintement impudent et heureusement insensé. Le Fils de Dieu a été crucifié; je n'en rougis point parce qu'il faut en rougir. Le Fils de Dieu est mort: il faut le croire, parce que cela révolte ma raison: il est ressuscité du tombeau où il avait été enseveli; le fait est certain, parce qu'il est impossible.
Mais comment tout cela est-il vrai dans Jésus-Christ, si lui-même ne l'ut pas véritable; s'il n'a pas eu véritablement dans sa personne de quoi être attaché à la croix, de quoi mourir, de quoi être enseveli, de quoi ressusciter? c'est-à-dire, une chair animée par le sang, composée d'os, entrelacée de nerfs, sillonnée par des veines, une chair qui sût naître et mourir? Elle sera humaine sans doute, puisqu'elle est née de l'homme, et conséquemment mortelle, puisque le Christ est homme et fils de l'homme. Ou bien, pourquoi le Christ serait-il homme et fils de l'homme, s'il n'a rien de l'homme et qui vienne do l'homme? A moins de prétendre que l'homme soit autre chose que la chair, ou que tu chair de l'homme lui vienne d'ailleurs que de l'homme, ou que Marie soit autre chose qu'une créature humaine, ou que le dieu de Marcion ne soit plus qu'un homme. Autrement, plus de raison pour que le Christ soit appelé homme, s'il n'a point de chair; ni fils de l'homme, s'il n'a pas une descendance humaine; ni Dieu sans l'Esprit de Dieu; ni fils de Dieu sans avoir Dieu pour père. Ainsi le fond de ces deux substances atteste le dieu et l'homme, l'un qui a pris naissance, l'autre qui n'est pas né; l'un corporel, l'autre spirituel; l'un infirme, l'autre tout-puissant; l'un pouvant mourir, l'autre immortel; substances distinctes qui montrent deux natures, |398 la divine et l'humaine, également véritables, où une même foi reconnaît la réalité de l'esprit et la réalité de la chair. Les miracles ont manifesté l'Esprit de Dieu, les souffrances ont attesté la chair de l'homme. Si les miracles n'allaient point sans l'Esprit, les souffrances n'allaient pas non plus sans la chair. Si les souffrances et la chair étaient imaginaires, l'Esprit était donc également chimérique, aussi bien que les miracles. Pourquoi donc nous ravir par un mensonge la moitié du Christ? Il a été toute vérité. Crois-moi, il a mieux aimé naître que de mentir par quelque endroit, et surtout contre lui-même, en feignant de porter une chair, ferme sans os, solide sans muscles, colorée sans qu'elle renfermât de sang, revêtue sans avoir la peau pour tunique, affamée sans éprouver la faim, mangeant sans dents pour manger, parlant sans langue pour parler, de sorte que ses paroles furent pour les oreilles qui l'entendaient un fantôme par l'image de la voix. Il n'a donc été aussi qu'un fantôme après sa résurrection, lorsqu'il présenta ses pieds et ses mains à ses disciples, en leur disant: « Regardez; c'est moi-même; un esprit n'a point d'os comme vous voyez que j'en ai. » En effet, c'est la chair et non pas l'esprit qui a des pieds, des mains et des os. Parle, Marcion; quel sens donnes-tu à cette déclaration, toi qui nous introduis un Jésus envoyé par un Dieu très-bon, par un dieu de paix et qui n'est que bon? Le voilà qui trompe, qui surprend, qui abuse tous les yeux, qui se joue de tous les sens, qui se laisse voir, aborder, toucher. Ce n'était donc pas du ciel qu'il fallait faire descendre ton Christ, mais le prendre à quelque troupe de bateleurs. Tu devais nous l'offrir, non pas comme un dieu-homme, mais comme un magicien; non pas comme le pontife du salut, mais comme un artisan de vains spectacles; non pas comme quelqu'un qui ressuscite les morts, mais comme quelqu'un qui perd les vivants. Toutefois, s'il a été magicien, il était donc né réellement.
