CHAPITRE PREMIER. ARGUMENTS DES MOINES OPPOSANTS. — TEXTES DE L'ÉVANGILE ET DE SAINT PAUL SUR LE TRAVAIL.
1. Il m'a fallu, saint frère Aurèle, obtempérer d'autant plus religieusement à votre ordre, que j'ai vu plus clairement de qui il me venait par votre pieux organe. Hôte divin de votre coeur, inspirateur en ceci de votre charité de père et de frère, Notre-Seigneur Jésus-Christ me commande par vous de traiter cette question : Faut-il laisser à certains moines, nos fils et nos frères, la triste liberté de ne point obéir à ces paroles de l'apôtre saint Paul « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas « manger1 ? » - Puisque le Seigneur, empruntant vos désirs et votre voix pour son oeuvre, veut que je vous adresse à ce sujet une réponse écrite, puisse-t-il aussi m'aider à obéir, et me faire comprendre, au fruit que mon oeuvre produira, que, par sa grâce, j'obéis à lui-même !
2. Le premier point à examiner, c'est l'argumentation des individus de cette profession qui refusent de travailler; le second, c'est ce qu'il faut dire pour les corriger, si nous trouvons qu'en ceci leurs sentiments soient contraires à la loi.
D'après eux, ce n'est pas le travail corporel où se fatiguent le laboureur et l'ouvrier, que l'Apôtre a prescrit quand il disait : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger ». L'Apôtre ne peut contredire l'Evangile où le Seigneur lui-même se prononce en ces termes: « C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour le soutien de votre vie, ni d'où vous aurez des vêtements, pour couvrir votre corps; la vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Considérez les oiseaux du ciel: ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n'amassent point dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit : n'êtes-vous pas beaucoup plus qu'eux? Quel est d'ailleurs celui d'entrevous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille la hauteur d'une coudée? Pourquoi aussi vous inquiétez-vous pour le vêtement? Considérez comment croissent les lys des champs: ils ne travaillent point, ils ne filent point; et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Si donc Dieu a soin de vêtir de cette sorte une herbe des champs qui est aujourd'hui debout et qui sera demain jetée dans le four, combien plus aura-t-il soin de vous, hommes de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc point en disant : « Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Comme font les païens qui cherchent toutes ces choses; car votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. « C'est pourquoi ne soyez pas inquiets pour le lendemain ;car le lendemain aura soin de lui-même, à chaque jour suffit son mal2 ».
Voilà bien, s'écrient-ils, un texte où le Seigneur nous ordonne d'être sans inquiétude du vivre et du couvert; comment donc l'Apôtre serait-il d'un avis contraire à son maître, en nous commandant même de nous inquiéter au sujet du manger, du boire et du vêtir, jusqu'au point de nous imposer des métiers, des ennuis, des travaux d'ouvriers ? Aussi bien sa maxime: « Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger», ne peut, selon nous, s'entendre que de ces travaux spirituels, dont lui-même dit ailleurs: « Chacun opère selon le don de Dieu; j'ai planté; Apollon a arrosé; mais Dieu a donné l'accroissement »; et quelques lignes après: « Chacun d'après son travail recevra son salaire. Car nous sommes les collaborateurs de Dieu : vous êtes le champ que Dieu cultive; vous êtes l'édifice que Dieu bâtit. Pour moi, selon la grâce que Dieu m'a donnée, j'ai jeté le fondement comme un sage architecte3 ».
Ainsi l'Apôtre travaille en plantant, en arrosant, en bâtissant, en jetant les fondements. En ce sens, qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. Que sert, en effet, à un homme de se nourrir spirituellement de la parole de Dieu, s'il ne procure aussi par là l'édification des autres ? Que servit-il, par exemple, au serviteur paresseux de recevoir un talent et de l'enfouir, sans travailler au profit de son maître ? N'y gagna-t-il pas de se faire enlever à la fin ce talent et de se faire jeter lui-même dans les ténèbres extérieures4? — Aussi, continuent les adversaires, voici comment nous agissons, nous : nous faisons de saintes lectures avec ceux qui nous arrivent fatigués des orages du siècle et qui viennent chercher auprès de nous le repos dans la parole de Dieu, dans la prière, les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels. Nous leur donnons allocutions, consolations, exhortations, sujets d'édification appropriés aux besoins que nous constatons dans le genre de vie auquel ils sont appelés. En ne travaillant pas à ces sortes d'oeuvres, nous ne pourrions sans péril recevoir du Seigneur les aliments même spirituels. C'est, en effet, le sens de ces mots de l'Apôtre : « Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger».
Ainsi ces hommes prétendent obéir à la fois à l'Evangile et à saint Paul, s'imaginant que l'Evangile a commandé de ne pas s'inquiéter des besoins corporels et temporels de cette vie, tandis que saint Paul n'a voulu parler que de nourriture et de travail spirituels dans ce texte : « Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ».
