IV.
Ces mêmes philosophes se plaignent de ce que l'homme est sujet aux maladies et à une mort avancée. Est-ce qu'ils sont fâchés de n'être pas d'une nature divine? Je sais bien qu'ils disent que ce n'est pas ce qu'ils prétendent, et qu'ils veulent seulement montrer que l'homme n'est point l'ouvrage d'une sage providence, et qu'il devrait être fait d'une manière différente de celle dont il l'a été. Je ferai voir au contraire qu'il y a eu de bonnes raisons pour l'assujettir aux maladies et à la mort, qui termine souvent sa vie au milieu de sa course. Dieu, voyant que l'ouvrage qu'il avait fait tendait à la mort, lui a donné en partage la faiblesse, pour le préparer à cette dissolution de son être. S'il avait été d'une constitution assez ferme pour être exempt de maladies, il aurait été aussi exempt de la mort, qui n'est qu'une suite de ces mêmes maladies. Mais comment aurait-il été exempt d'une mort qui arrive avant la saison, puisqu'il est sujet à une mort qui arrive dans la saison ? Ces philosophes voudraient-ils que personne ne mourût avant l'âge de cent ans ? Mais comment peuvent-ils accorder des contradictions si manifestes que celles où ils tombent? Car, pour faire qu'une personne ne pût mourir avant l'âge de cent ans, il faudrait qu'avant ce temps-là, elle fût en quelque sorte immortelle ; et si elle l’était, elle ne serait plus sujette à la mort. Or que peut-on s'imaginer qui eût la force d'en exempter l'homme et de le mettre hors d'état de craindre ni les maladies, ni les accidents étrangers! Étant composé d'os et de nerfs, de sang et d'humeurs, que peut-il avoir d'assez solide pour être inaccessible à la mort. De quelle matière faudrait-il que le corps fût fait pour être inaltérable et indissoluble avant le terme de cent ans, qu’il leur plaît de prescrire à la vie humaine? Il n'y a rien de ce que l'on peut voir et toucher sur la terre qui ne soit fragile. Il faudrait donc aller chercher une matière dans le ciel. Dieu formant l'homme de telle sorte qu'il pût mourir un jour, il était à propos qu'il choisit pour cet effet sot matière aussi fragile qu'est la terre. Il faut qu'il puisse mourir de tout temps, puisqu'il a un corps, et que tout corps en tout temps se peut dissoudre, C'est donc une folie de se plaindre d'une mort arrivée avant la saison, puisque cette mort-là même est une condition à laquelle nous sommes assujettis par la loi de notre naissance. Nous sommes assujettis aux maladies par la même loi, parce que l'ordre de la nature ne permet pas qu'un corps qui doit un jour être détruit ne puisse être ni altéré, ni affaibli. Mais supposons que l'homme ait été fait de telle sorte qu'il ne pût être malade ni mourir qu'après avoir passé une longue vie et être parvenu à une extrême vieillesse, et montrons les fausses conséquences qui se peuvent tirer de ce principe, car il s'ensuit qu'avant le terme prescrit l’homme ne pourrait mourir. Il est pourtant certain qu'il mourrait s'il ne mangeait point. Ainsi pour l'exempter de la nécessité de mourir, il faut l'exempter de la nécessité de manger. S’il était exempt de cette nécessité, et que, pour conserver sa vie, il n'eût plus besoin d'aliments, ce ne serait plus un homme, mais un dieu. Il est donc clair, comme je l'ai déjà dit, que quand ces philosophes se plaignent de ce que les hommes ont un corps infirme et délicat, ils se plaignent, à proprement parler, de ce qu'ils ne sont pas immortels. Ils sont mortels, parce qu’ils, ne sont pas des dieux. On ne peut tout ensemble et mortel et immortel. Si l'homme est mortel dans la vieillesse, il n'est pas immortel dans la jeunesse. Quiconque doit mourir un jour est chaque jour sujet à la mort, et quiconque voit un terme prescrit à la vie ne se peut attribuer l'immortalité. Un moment auquel on ne soit point immortel, et un moment auquel on soit mortel, rend mortel en tout temps. On est donc nécessairement obligé de conclure que l'homme ne pouvait ni ne devait être fait d'une autre sorte. Mais les philosophes dont je parle n'ont garde de voir la suite de ce raisonnement, parce qu'ils se sont trompés dans le principe. Car après avoir une fois ôté la Providence, il fallait qu’ils avouassent que toutes choses étaient nées d'elles-mêmes, et c'est ce qui les a portés à inventer ce concours fortuit d'atomes. Depuis qu'ils se sont engagés dans cet embarras, ils ont été contraints de croire que les âmes naissent et meurent avec les corps. Ils avaient reçu comme une maxime certaine que la sagesse divine ne produit rien, ce qu'ils ne pouvaient établir qu'en trouvant quelque chose à redire à l'ordre de la Providence. Ils ont donc repris les choses où cette Providence paraît avec le plus grand éclat, telles que sont les maladies et la mort précipitée. Que s'ils les avaient considérées avec toute l'attention qu'ils devaient, ils auraient mieux prévu les suites de leur doctrine. Car, si l'homme avait été exempt de maladies, il n'aurait eu besoin ni d'habits, ni de maisons, puisqu'il n'aurait appréhendé ni le vent, ni la pluie, ni le froid, dont le plus dangereux effet est de causer les maladies. C'est pourquoi toute la prudence de l'homme consiste à défendre sa faiblesse contre les accidents qui la peuvent incommoder. Que s'il est sujet aux maladies, comme à des accidents qui servent à éprouver sa sagesse, il ne peut être moins sujet à la mort. Pour n'être sujet à aucune maladie, il faudrait avoir une constitution tout à fait forte et inébranlable, qui ne donnerait lieu ni à la vieillesse, ni à la mort, qui en est comme la suite. De plus, si la mort avait été remis à un certain temps, l'homme n'aurait eu aucune douceur et se serait rendu tout à fait insupportable. Presque tous les liens de la société civile dépendent de la connaissance que nous avons de notre faiblesse et de l'appréhension que nous avons de tout ce qui nous peut nuire. C’est pour cela que les plus faibles et les plus timides des animaux s'assemblent pour se conserver par leur union et par leur nombre, au lieu que ceux qui ont la force en partage demeurent dans les déserts. Si l'homme pouvait se fier de la même sorte en ses forces, il n'aurait aucune raison de rechercher la compagnie ni d'entretenir la société. Il n'aurait ni respect, ni estime pour les autres, enfin il n'y aurait rien de si farouche ni de si intraitable, ni de si cruel que lui. Mais parce qu'il est faible et qu'il ne peut subsister sans le secours d'autrui, il recherche la compagnie, où il trouve sa sûreté. On voit par la combien la faiblesse de l'homme et les accidents qui le rendent sujet aux maladies, et à une mort qui semble lui arriver avant la saison, contribuent à rendre sa manière de vivre plus polie, plus civile et plus honnête. Si on le délivrait des périls et des infirmités qui l'environnent, on le dépouillerait de la raison et de la sagesse. Mais je m'arrête trop longtemps à raisonner sur une question si claire, étant certain que rien n'a jamais été fait ni pu être fait que par un ordre particulier de la providence divine. Que si je voulais parcourir en détail tous ses ouvrages, ce serait une entreprise qui n'aurait aucunes bornes. C'est pourquoi je m'attacherai uniquement à examiner le corps de l'homme et à remarquer les traces de la Providence qui y sont visibles, sans parler de celles qui ne tombent point sous les sens.
