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L'apôtre saint Paul ayant à se défendre en présence du roi Agrippa des crimes qu'on lui imputait, et voyant qu'il avait à parler devant un juge éclairé et capable de comprendre ce qu'il avait à lui dire , sûr de sa victoire et de l'heureux succès de son affaire, il commence d'abord par lui témoigner la joie qu'il a de pouvoir plaider sa cause devant lui. « Je m'estime heureux, » lui dit-il, «ô roi Agrippa, de pouvoir aujourd'hui me justifier devant vous des choses dont les Juifs m'accusent, parce que vous êtes pleinement instruit de toutes leurs coutumes et de toutes les questions sur lesquelles ils sont partagés. » Cet apôtre avait lu ce que dit l'Ecclésiastique: « Heureux celui qui parle à l'oreille de celui qui l'écoute ; », et il était persuadé d'ailleurs que l'éloquence d’un orateur n'a de poids et de force qu’autant que la prudence d'un juge sage et éclairé lui en donne.
Je ne m'estime pas moins heureux, mon cher Pammaque, du moins dans la conjoncture présente, d'avoir à répondre, devant un homme aussi savant et aussi habile que vous êtes, aux impostures d'un certain personnage qui m'accuse ou d'ignorance ou de mauvaise foi; d'ignorance, s'il est vrai que je n’ai pu traduire la lettre (de saint Epiphane), de mauvaise foi, si l'on prouve que je n'ai pas voulu en donner une traduction exacte et fidèle. De crainte donc que mon accusateur ne se serve de la liberté qu'il se donne de dire et de faire impunément tout ce qu’il lui plaît, ce qu’il n'entreprenne de me noircir dans votre esprit comme il a fait de l'évêque Epiphane, je vous écris cette lettre pour vous instruire à fond de toute cette affaire, afin que vous puissiez vous-même l'expliquer à ceux qui me font l'honneur de s'intéresser à moi.
Il y a environ deux ans que saint Epiphane écrivit à Jean, évêque de Jérusalem, une lettre dans laquelle, après l'avoir repris des erreurs où il était sur quelques dogmes de la foi , il l'exhorte avec beaucoup de douceur à en faire pénitence. C'était dans toute l'Egypte à qui aurait quelque copie de cette lettre, tant à cause du mérite et de la grande réputation de l'auteur que de l'urbanité et de l'élégance avec laquelle elle était écrite. Eusèbe, qui est d'une des premières familles de Crémone, et qui pour lors demeurait dans notre monastère, voyant que tout le monde parlait avec éloge de cette lettre, et que les ignorants aussi bien que les savants admiraient la profonde érudition de l'auteur et la pureté de son style, me pria instamment de lui en faire une traduction en latin ( car il n'avait aucune connaissance de la langue grecque ), et de la lui expliquer d'une manière si claire qu'il n'eût aucune peine à l'entendre. Je fis ce qu'il souhaitait de moi, et ayant fait venir un copiste, je dictai cette lettre fort à la hâte, ajoutant à la marge de petites notes pour donner une idée de ce que l'auteur traitait dans chaque chapitre; ce qu’Eusèbe m'avait prié de faire uniquement pour lui. Mais je le conjurai aussi de garder soigneusement cette traduction chez lui, et d'être fort réservé à la communiquer à d'autres. L’affaire en demeura là dix-huit mois, après quoi ma traduction , par un prestige nouveau, disparut tout à coup du cabinet d'Eusèbe et passa à Jérusalem. Celui qui la prit fut un faux frère : gagné par argent, comme il est aisé de le juger, ou poussé par sa propre malice , comme celui qui l'a engagé à faire une action si indigne s'efforce en vain de nous le persuader, il devint un nouveau Judas en volant tous les papiers d'Eusèbe, et en prenant l'argent qu'on lui avait promis pour récompense de son larcin. C'est ce qui a donné occasion à mes ennemis de se déchaîner contre moi, de me faire passer parmi les ignorants pour un faussaire, et de m'accuser de n'avoir pas traduit la lettre de saint Epiphane mot à mot, et surtout de m'être servi du mot très cher au lieu du mot honorable, et ce qui est encore plus criant, d'avoir retranché malicieusement ces paroles : « Père très digne d'honneur et de respect. » Voilà tout mon crime, et c'est sur des bagatelles de cette nature qu’on me fait un procès.
