2.
Mais avant de parler de ma traduction, je suis bien aise de demander à ces messieurs qui donnent à leur malice le nom de prudence: Où avez-vous eu une copie de cette lettre? de qui l’avez-vous reçue? comment êtes-vous assez, impudents pour oser produire ce que vous n’avez obtenu que par des voies injustes et criminelles? Quelle sûreté peut-on trouver parmi les hommes, si leur curiosité perce les murailles et va saisir jusque dans le cabinet nos secrets les plus cachés? Si je vous accusais de ce crime devant les tribunaux, je vous ferais condamner par les lois, qui, dans les choses mêmes où il y va de l'intérêt du public, punissent la fourberie des dénonciateurs. Il est vrai qu'elles savent profiter de la trahison; mais en même temps elles punissent le traître, et, s'accommodant de sa perfidie, elles ne laissent pas de blâmer la mauvaise volonté qui le fait agir. Il n'y a pas longtemps que l'empereur Théodose condamna Esychius, homme consulaire, à avoir la tète tranchée, pour avoir corrompu par argent le secrétaire du patriarche Gamaliel, son ennemi déclaré, et s'être emparé de tous ses papiers. Nous lisons dans l'histoire qu'un maître d'école, ayant livré aux Romains les enfants des Falisques, fut livré lui-même à ces enfants et renvoyé, les mains liées, à ceux qu'il trahissait, le peuple romain ne voulant point être redevable de la victoire à la scélératesse d'un traître et d'un perfide. Nous lisons aussi que Fabricius rejeta avec horreur l'offre que lui vint faire le médecin de Pyrrhus, roi d'Epire, d'empoisonner ce prince, qui le faisait traiter dans son camp d'une blessure qu’il avait reçue , et même que ce généreux Romain renvoya à son maître ce perfide chargé de chaînes, pour faire voir qu'il condamnait un crime que l'on voulait commettre en la personne même de son ennemi.
Cependant cette bonne foi si recommandée par les lois, observée avec tant de religion par les ennemis, respectée dans la guerre et parmi les épées comme quelque chose de sacré, nous ne l'avons point trouvée parmi les moines et les évêques. Il y en a même parmi eux qui d'un air fier et dédaigneux viennent vous dire : «De quoi vous plaignez-vous? Si quelqu'un, à force d'argent et de sollicitations, a trouvé le moyen d'enlever les papiers d'Eusèbe, c'est qu'il y trouvait son compte et qu'il était de son intérêt de s'en saisir. » Belle raison! plaisante manière de se justifier! comme si les brigands, les voleurs et les pirates ne cherchaient pas à faire leur compte dans l'infâme métier qu'ils exercent, comme si Anne et Caïphe, en corrompant le malheureux Judas, n'avaient pas eu en vue leurs propres intérêts ! Si je veux jeter sur le papier toutes les fadaises qui me, passent par l'esprit, interpréter les saintes Ecritures, repousser avec des traits vifs et piquants ceux qui m'attaquent, répandre sur eux l'amertume et l'aigreur d'une bile échauffée, m'exercer sur tous les différents sujets qui se présentent à mon imagination, et mettre cela en réserve, comme autant de flèches bien aiguisées, pour m'en servir dans l'occasion contre mes ennemis, tant que je ne répandrai point dans le monde ce que j'ai pensé et écrit à leur désavantage, si mes pensées sont des médisances, elles ne sont point des crimes; que dis-je? elles ne peuvent même passer pour des médisances , puisque le public n'en a aucune connaissance. Il n'appartient qu'à vous de corrompre des serviteurs, de gagner des domestiques par vos sollicitations, de vous introduire à la faveur de l'or, comme dit la fable, dans les lieux les plus secrets où les Danaé sont enfermées , et, en dissimulant vos honteux artifices, de me traiter de faussaire, sans considérer que par cette accusation vous vous rendez beaucoup plus criminel que moi. Les uns vous appellent hérétique, les autres vous accusent d'avoir corrompu les dogmes de la foi : sur tout cela vous gardez un profond silence, vous n'oseriez répondre. Vous ne vous appliquez qu'à déchirer par vos calomnies celui qui a traduit cette lettre; vous lui faites un procès sur la moindre syllabe, et vous croyez vous être pleinement justifié en calomniant injustement un homme quine vous dit mot. Mais supposons que j'aie fait quelque faute ou omis quelque chose dans ma traduction (car voilà ce qui fait tout le sujet de notre dispute, et c'est par cet endroit-là seul que vous prétendez vous justifier), si je suis un mauvais interprète, doit-on conclure de là que vous n'êtes point hérétique? Je ne dis pas que vous le soyez, je n'en sais rien ; je laisse à celui qui vous en a accusé, et de vive voix et par écrit, à soutenir et à justifier son accusation; mais je trouve qu'il n'est rien au monde de plus ridicule et de plus impertinent que d'user de récrimination quand on est accusé de quelque crime, et de blesser un homme qui dort, pour se consoler des blessures dont on a le corps tout couvert.
Jusqu’ici j'ai répondu aux accusations de mon adversaire comme si effectivement j'étais coupable d'avoir changé quelque chose dans la lettre de saint Epiphane; je me suis contenté de faire voir que, si l'on trouve quelque faute dans ma traduction, il n'y a rien du moins dont on puisse me faire un crime; mais comme il est aisé de voir par la seule lecture de cette lettre que je n'en ai point changé le sens et que je n'y ai rien ajouté ni rien supprimé, mes accusateurs, qui se piquent si fort d'habileté et de bon goût, font bien voir qu'ils n'y entendent rien, et leur censure ne sert qu'à découvrir leur ignorance. Car pour moi, j'avoue et je déclare hautement que, dans mes traductions grecques et latines, je ne m’applique qu'à bien rendre le sens de l'auteur, sans m'attacher scrupuleusement aux paroles, excepté dans la traduction de l'Ecriture sainte, qui jusque dans l’arrangement des mots renferme quelque mystère. Je suis en cela l'exemple de Cicéron, qui a traduit le dialogue de Platon intitulé Protagoras, le livre de Xénophon, qui a pour titre l'Economique, et les deux belles oraisons que Démosthènes et Eschine ont faites l'un contre l’autre. Ce n’est pas ici le lieu de démontrer combien cet auteur a passé de choses dans sa traduction, combien il en a ajouté, combien il en a changé afin d'accommoder les expressions de la langue grecque au tour et au génie de la langue latine - il me suffit d'avoir pour moi l'autorité de ce savant interprète, qui, dans sa préface sur les deux oraisons d'Eschine et de Démosthènes, dit : « J'ai cru devoir entreprendre un travail fort peu nécessaire pour moi en particulier, mais qui sera très utile à tous ceux qui aiment l'étude des belles-lettres. J'ai donc traduit du grec en latin lès deux belles oraisons que Démosthènes et Eschine, qui ont été les plus fameux orateurs de toute la Grèce, ont composées l'un contre l'autre. Je les ai, dis-je, traduites non pas en interprète, mais en orateur, conservant les sentences et leurs différentes formes et figures, et me servant dans tout le reste des termes propres à notre langue. J'ai jugé qu'il n'était pas nécessaire de m'assujettir à rendre le texte mot pour mot, niais seulement d'exprimer toute la force et toute la propriété des termes ; car j'ai cru que je ne rendais pas à mon lecteur ces termes par compte, mais au poids. » Il dit encore sur la fin de cette même préface: « J'espère qu'on trouvera dans ma traduction les mêmes pensées et les mêmes figures dont ces auteurs se sont servis exprimées avec la même force et dans le même ordre qu'elles ont dans l'original. Quant aux paroles, je ne m'y suis attaché qu'autant qu'elles ont pu se prêter au goût et aux usages de notre langue; et si je ne les ai pas traduites mot à mot, j'ai du moins fait en sorte d'en conserver le sens et la véritable signification. »
