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Il n'y a rien de plus heureux qu'un chrétien à qui le ciel a été promis; rien de plus exposé aux fatigues, sa vie étant tous les jours en danger; rien de plus fort, parce qu'il surmonte le démon, et rien enfin de plus faible, parce qu'il se laisse vaincre par ses passions. Il y en a une infinité d'exemples. Un larron a de la foi sur la croix, et Jésus lui parle de la sorte : « Je te dis en vérité que tu seras dans le paradis avec moi.» De la grandeur de l'apostolat Judas tombe dans la perfidie et la trahison, et le banquet où il eut l'honneur d'assister ni le baiser qu'il reçut ne purent l'empêcher de livrer comme un homme celui qu'il connaissait bien pour le fils de Dieu. Il n'y avait rien au-dessous de la Samaritaine, et néanmoins non-seulement elle eut de la foi, et connut au bord d'une fontaine le Sauveur que le peuple ne connaissait point dans la synagogue; mais encore elle fut cause du salut de plusieurs autres, et eut le bonheur de faire reposer Jésus-Christ qui était las, et de lui donner à manger en l'absence de ses apôtres. Il n'était rien de plus sage que Salomon, cependant il se laissa séduire par les femmes. Le sel est excellent; l'on s'en servait dans les sacrifices, et saint Paul commande que tous nos secours en soient assaisonnés : toutefois, s'il vient à se gâter il n'est plus propre à rien. J'ai commencé par là ce discours pour vous avertir d'abord de la grandeur de votre entreprise et de la gloire que vous en devez attendre. Vous triomphez des plaisirs que vous pouviez goûter dans la jeunesse où vous êtes; mais le chemin que vous tenez est glissant, et il semble qu'il y aurait plus de honte à le quitter que de gloire à continuer de le suivre. Je ne vous entretiendrai pas ici de la beauté des vertus; seulement je vous parlerai comme un pilote expérimenté dans les naufrages qui instruit un jeune voyageur : je vous apprendrai quelles mers courent les pirates de la pudicité, ce que c'est que l'avarice, où sont ces monstres qui déchirent la réputation , comment enfin on se perd contre des écueils au milieu du calme. Soyez persuadé que ceux qui naviguent sur la mer Rouge, où nous devons souhaiter de voir le véritable Pharaon submergé avec son armée, n'arrivent au port qu'après avoir essuyé une infinité de périls : des nations barbares, ou plutôt des bêtes féroces habitent sur les côtes; tout y est plein de rochers cachés; de sorte qu'il faut avoir sans cesse les armes à la main, et une sentinelle attentive au haut du mât pour donner les avis nécessaires à la conduite du vaisseau. C'est voyager heureusement quand après six mois de navigation on arrive au port dont je viens de vous parler, et d'où l'on commence à découvrir la mer par laquelle à peine en une année on arrive dans les Indes. A quoi bon cela? me direz-vous. Il est aisé de vous en rendre raison : si les marchands du siècle vont si loin et courent tant de périls pour trouver des trésors périssables et qu'ils ne conservent qu'en mettant leur vie dans un danger évident, que doit faire un marchand de Jésus-Christ , qui vend tout ce qu'il a pour acheter une perle de grand prix et un champ oit il a trouvé un trésor que les larrons tic peuvent lui enlever? J'offenserai sans doute une infinité de gens qui prennent pour eux tout ce qu'on écrit contre le vice en général : mais leur colère sera le témoin de leur conscience, et j'en ai meilleure opinion qu'ils n'en ont eux-mêmes. Néanmoins je ne nommerai personne, et je ne m'attacherai à aucun en particulier , comme il se faisait dans les anciennes comédies. Les gens bien avisés feignent d'ignorer ce qu'on leur reproche : ils s'en corrigent, et se fâchent plutôt contre eux-mêmes que contre l'écrivain. En effet, quoique cet écrivain ait les défauts dont il les accuse, il a cet avantage sur eux qu'il en a de l’horreur en sa propre personne. J'ai appris que vous aviez une mère, vertueuse, qui est veuve depuis longtemps, et. qui vous a nourri et élevé avec beaucoup de soin pendant votre enfance. Après vous avoir fait étudier dans les Gaules, oit les lettres sont très florissantes, elle vous a envoyé à Rome, supportant votre absence dans l'espoir de la consolation que vous lui donnez aujourd'hui. Là elle n'a rien épargné pour vous faire joindre la majesté de l'éloquence romaine à l'élégance et à la. facilité de l'éloquence gauloise. Elle a cru qu'il fallait plutôt contenir votre naturel que l'exciter; et en cela elle vous a fait imiter les plus grands hommes de la Grèce, qui se corrigeaient à Athènes du langage boursouflé qu'ils avaient pris en Asie. Nous devez donc la considérer comme votre mère, la chérir comme votre nourrice et la respecter comme une sainte. C'est pourquoi ne suivez pas l'exemple de ceux qui abandonnent leurs mères pour s'attacher à d'autres femmes, et qui sous le nom de piété entretiennent un commerce qui n'est point exempt de soupçons. J'ai connu même des femmes, déjà assez, avancées en âge, qui d'abord se plaisaient à avoir chez elles des enfants d'affranchis qu'elles appelaient leurs fils spirituels, mais qui ensuite , renonçant au nom simulé de mère, sans aucune retenue se faisaient des maris de ces enfants. Quelques-uns préfèrent des veuves d'une famille étrangère à des vierges qui sont leurs propres soeurs; il se trouve aussi des femmes qui ont une forte aversion pour leurs parents, et dont l'emportement inexcusable rompt comme une toile d'araignée ce qui peut mettre leur honneur à couvert. Mais que direz-vous de ceux qui, avec. un visage maigre , une longue barbe, des vêtements mal faits et d'étoffe grossière, sont, unis si étroitement à des femmes qu'ils demeurent dans la même maison, se trouvent avec elles à des festins, ont de jeunes servantes, et vivent comme dans le mariage, excepté que ce commerce n'en a pas le nom ? Quoique des personnes qui paraissent vertueuses commettent bien souvent ces fautes, on ne doit pas néanmoins les imputer au christianisme : au contraire elles couvrent de confusion les idolâtres, qui voient que toutes les Eglises désapprouvent ce qui est condamné par les gens de bien. Pour vous, si vous ne vous contentez pas de paraître solitaire et que vous vouliez l'être effectivement, avez soin de votre âme, et ne songez plus à des richesses auxquelles vous avez dû renoncer en embrassant le parti où vous êtes : que la pauvreté de vos habits soit une marque de l'excellence de votre coeur; montrez par un mauvais manteau le mépris que vous faites du monde; mais n'en tirez pas de vanité, et que vos discours s'accordent avec votre habit. Que celui qui éteint les ardeurs du corps par des jeûnes et des abstinences ne cherche point les rafraîchissements du bain. Vos jeûnes doivent être modérés, de peur qu'ils ne soient préjudiciables à votre santé en devenant excessifs. Voyez votre mère, mais de telle sorte qu'elle ne vous oblige pas à voir d'autres femmes dont la vue vous frappe l'imagination. Croyez que ses servantes vous préparent des piéges, car elles succombent d'autant plus aisément que leur condition est plus abjecte. Saint Jean-Baptiste était fils d'un grand-prêtre et d'une mère très vertueuse cependant ni la tendresse de celle-ci ni les richesses de celui-là ne purent l'engager à demeurer dans leur maison, où sa chasteté était en danger : il se retira dans le désert, où ses yeux n'avaient point d'autre objet que celui dont il était le précurseur. Il y portait un habit grossier et rude qu'il ceignait d'une ceinture de cuir; il vivait de miel sauvage et d'autres choses propres à entretenir la continence. Les enfants des prophètes, qui sont appelés solitaires dans l'Ancien-Testament, renonçaient à l'embarras des villes et se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain, où ils se nourrissaient d'herbes sauvages. Pendant que vous demeurerez en votre pays regardez votre cellule comme le paradis, et y cueillez les fruits divers de l'Écriture sainte. Arrachez-vous l'œil, coupez-vous le pied ou la main si vous êtes scandalisé; ne négligez rien pour mettre votre âme en sûreté. « Celui qui voit une femme et la désire, » dit le Sauveur, « est déjà coupable dans son coeur.» Après cela, qui peut se vanter d'avoir de la pureté dans le coeur? Et si les astres même ne sont pas purs devant Dieu, que doit-on croire des hommes, dont la vie est une tentation continuelle? Que leur condition est malheureuse, puisque le crime est inséparable de leurs désirs! Saint Paul réprimait son corps par des macérations : cependant il trouvait toujours de la rébellion dans sa chair, et elle l'obligeait à faire ce qu'il ne voulait pas. «Misérable que je suis,» disait-il, «qui me délivrera de ce corps de mort?» Croirez-vous encore être exempt des chutes et des blessures si vous ne conservez votre coeur avec toutes sortes de soins, et que vous ne disiez avec le Sauveur : « Ceux qui font la volonté de mon père sont ma mère et mes frères ?» Cette cruauté est pleine de tendresse, et c'est en donner de véritables marques à une mère que de lui conserver son fils. La vôtre désire que vous viviez sans pouvoir mourir, c'est-à-dire qu'elle souhaite de vous voir dans le ciel. Anne mit au monde Samuël, moins pour elle que pour le service des autels. On dit que les enfants de Jonadab, qui ne buvaient pas de liqueur qui pût enivrer, et qui vivaient sous de simples tentes, passant la nuit où ils se rencontraient, tombèrent les premiers en esclavage; car l'armée des Chaldéens, ravageant les campagnes de Judée, s'empara des villes où ils s'étaient réfugiés. Quel que soit le sentiment des autres, car chacun a le sien, pour moi, les villes me paraissent une prison et le désert un paradis. Pourquoi demeurer parmi le monde quand notre nom nous engage à être solitaire? Moïse demeura quarante ans dans le désert pour y apprendre à gouverner les Juifs, et le conducteur d'un troupeau y devint le conducteur des peuples ; les apôtres renoncèrent au métier de pêcheur pour gagner dos âmes à Jésus-Christ; ils quittèrent pour embrasser la croix et suivre le Sauveur leurs filets, leurs nacelles et leurs parents, sans même qu'il leur restât un bâton à la main. Je vous tiens ce langage afin que, si vous désirez vous faire ecclésiastique, vous appreniez ce que vous devez enseigner aux autres, que vous offriez à Dieu une victime digne de lui, et que vous ne soyez pas capitaine sans avoir été soldat ou maître sans avoir été écolier. Ce n'est point à moi à juger des ecclésiastiques, et je ne puis avoir une mauvaise opinion des ministres de l’Eglise. Si vous voulez en augmenter le nombre, vous en apprendrez les devoirs dans une lettre que j'ai écrite à Népotien : je parlerai ici du noviciat et de la conduite d'un jeune solitaire, et particulièrement de celui qui s'est soumis au joug de Jésus-Christ après avoir passé sa jeunesse dans l'étude des belles-lettres.
