Chapitre II. DE L'ÂME
Les anciens ont presque tous eu des opinions différentes, au sujet de l'âme. En effet, Démocrite, Epicure, et toute l'école Stoïcienne, prétendent que l'âme est matérielle ; et ces philosophes mêmes qui prétendent que l'âme est matérielle, ne s'accordent point sur son essence. Car, les Stoïciens disent que c'est une substance aérienne, chaude, et ignée; Critias, que c'est du sang; le philosophe Hippon1, que c'est de l'eau; Démocrite, du feu, car, selon lui, l'âme est formée par l'assemblage des atomes ronds qui constituent l'air et le feu. Héraclite dit que l'âme de l'univers est produite par l'évaporation des corps humides, et que l'âme des animaux est produite par le mélange de l'évaporation extérieure, et de celle qui se fait 28 en eux2. Il y a aussi une extrême diversité d'opinions parmi ceux qui disent que l'aine est immatérielle. Car, selon les uns, c'est une substance, et elle est immortelle; selon d'autres, elle est immatérielle, mais elle n'est ni substance, ni immortelle.
Thalès a dit, le premier, que l'âme est toujours en mouvement, et que son mouvement procède d'elle-même3; Pythagore a dit que c'est un nombre qui se meut lui-même; Platon que c'est une substance qui ne peut être perçue que par l'intelligence, et qui se meut elle-même dans un rapport harmonieux; Aristote, que c'est la première entéléchie du corps physique et organique, possédant la vie en puissance4 ; Dicéarque5 dit que c'est l'harmonie des quatre éléments., c'est-à-dire l'union et l'accord des éléments; non cette harmonie qui résulte de l'accord des voix, mais celle que produit dans le corps l'union 29 parfaite, et, en quelque sorte, le concert du chaud, du froid, du sec, et de l'humide. On voit donc que tous, excepté Aristote, et Dicéarque, reconnaissent que l'âme est une substance. De plus, il y en a qui ont pensé qu'il n'y a dans le monde qu'une seule âme, commune à tous les êtres, et que les dérivations de cette âme universelle, après avoir animé les différents êtres, retournent à la source commune : c'est l'opinion des Manichéens, et de quelques autres encore. D'autres ont dit qu'il y a une infinité d'âmes, et qu'elles sont de diverses espèces; d'autres, enfin, qu'il y a une âme universelle, et, en outre, des âmes particulières.
Il faudrait un long discours pour réfuter tant d'opinions différentes. Toutefois, il suffira d'opposer les raisons d'Ammonius6, maître de Plotin, et de Numénius7 le Pythagoricien, à tous ceux qui prétendent que l'âme est matérielle. Or, voici ces raisons : Les corps n'ayant en eux rien d'immuable, sont naturellement sujets au changement, à la dissolution, et à des divisions infinies; il » leur faut nécessairement un principe conservateur qui leur donne de la consistance, qui en lie, et en affermisse les parties : c'est ce principe con- 30 servateur que noue appelons âme. Mais, si l'âme est aussi matérielle, quelque subtile que soit la matière qui la compose, qui pourra lui donner à elle-même de la consistance, puisque nous venons de voir que toute matière a besoin d'un principe conservateur? Il en sera de même à l'infini, jusqu'à ce qu'enfin nous arrivions à une substance immatérielle.
Si l'on dit, comme les Stoïciens, que les corps sont naturellement doués d'un mouvement tant intérieur qu'extérieur; que le mouvement extérieur est la cause de la grandeur et des propriétés physiques, et que le mouvement intérieur produit l'union et la substance ; nous demanderons, puisque tout mouvement procède d'une force,. quelle est cette force, et en quoi consiste son essence? Si donc cette fonce est une matière (car il faut distinguer la matière de son produit ; et l'on appelle produit de la matière ce qui participe de la matière); nous demanderons ce que c'est que cette chose qui participe de la matière. Est-elle, elle-même, matière ou non? Si elle est matière, comment peut-elle être seulement un produit de la matière? Si elle ne l'est pas, elle est donc immatérielle : mais si elle est immatérielle, elle n'est pas un corps, car tout corps est matériel.
Si l'on dit que les corps ayant les trois dimensions, l'âme doit les avoir aussi, puisqu'elle est répandue dans tout le corps, et que, par con- 31 séquent, elle est matérielle, nous répondrons que, bien que tout corps ait les trois dimensions, tout ce que l'on conçoit avec les trois dimensions, n'est pas corps pour cela. Car l'espace et la qualité, bien qu'ils soient essentiellement immatériels, sont pourtant considérés accidentellement comme des choses susceptibles de dimension. Il en est de même de l'âme, qui, par sa nature, est étrangère à la dimension, mais qui, se trouvant accidentellement unie à une substance qui a les trois dimensions, est conçue, elle-même, avec ces dimensions.
De plus, tout corps reçoit son mouvement de l'extérieur, ou de l'intérieur : si c'est de l'extérieur, il est inanimé; si c'est de l'intérieur, il est animé. Donc, si l'âme est un corps, et si elle reçoit son mouvement du dehors, elle est inanimée : si die le reçoit du dedans, elle est animée. Or, il est absurde de dire que l'âme est on même temps animée et inanimée : l'âme n'est donc pas un corps.
En outre, si l'âme se nourrit, c'est de choses immatérielles, car les sciences sont ses aliments. Or, aucun corps ne se nourrit de choses immatérielles : l'âme n'est donc pas un corps. Xénocrate concluait ainsi : Si l'âme ne se nourrit pas, ce n'est pas un corps, puisque le corps de tout animal a besoin de nourriture.
Voilà ce qu'on peut dire, en général, à tous ceux qui prétendent que l'âme est un corps.
Quant à ceux en particulier qui pensent que l'âme est de l'air, ou du sang, parce que l'animal meurt lorsqu'il est privé d'air ou de sang, il ne faut pas leur répondre comme certaines personnes, qui pensent avoir trouvé une excellente objection, en disant : Donc, lorsqu'une portion du sang s'est écoulée, une portion de l'âme s'est écoulée aussi. C'est là un argument futile. Car, pour les substances composées de parties semblables, la portion qui reste est comme le tout. L'eau, en grande ou en petite quantité, est toujours de l'eau : il en est de même de l'argent y de l'or, et de toutes les substances dont les parties ne diffèrent point essentiellement les unes des autres. De même, le sang qui reste, quelle que soit sa quantité, constitue encore l'âme, si l'âme n'est autre chose que le sang. Il vaut mieux dire ceci : Que si l'âme est ce dont la perte entraine la mort de l'animal, assurément la pituite et les deux sortes de biles constituent aussi l'âme : car la perte de ces choses entraîne la mort de l'animal. Il en est de même, du foie, de la cervelle, du cœur, de l'estomac, des reins, des intestins, et de beaucoup d'autres parties. Car, quelle est celle de ces choses dont la privation ne cause la mort de l'animal? D'ailleurs, il y a plusieurs êtres animés qui sont dépourvus de sang; par exemple, les poissons cartilagineux et mous, comme les sèches, les calmars, les lamproies; il en est de même de tous les ostracodermes et des 33 crustacés, comme les crabes, les cancres et les écrevisses. Si donc ces espèces sont animées, quoique dépourvues de sang, il est évident que l'âme n'est pas du sang.
Quant à ceux qui disent que l'âme est de l'eau, parce que l'eau paraît vivifier toutes choses, et qu'on ne peut pas vivre sans eau, il y a beaucoup de raisons à leur opposer. Car on ne peut pas non plus vivre sans nourriture : il faut donc, selon eux, confondre les aliments de toute espèce avec l'âme. D'ailleurs, il y a un grand nombre d'animaux qui ne boivent jamais; on dit que plusieurs espèces d'aigles sont dans ce cas; la perdrix peut aussi vivre sans boire. Mais pourquoi l'âme serait-elle de l'eau, plutôt que de l'air? On peut, en effet, se passer, assez longtemps, d'eau, tandis qu'on ne peut pas se passer de respirer l'air, même pendant un temps fort court : et cependant l'âme n'est pas de l'air, car il y a plusieurs êtres vivants qui ne respirent pas l'air : tels sont tous les insectes, comme les abeilles, les guêpes, les fourmis; de même que les animaux dépourvus de sang, la plupart de ceux qui vivent dans l'eau, et tous ceux qui n'ont pas de poumons8. Car aucun animal sans 34 poumons ne respire l'air, et, réciproquement, aucun animal qui ne respire pas n'a de poumons.
Comme Cléanthe9, le Stoïcien, et Chrysippe10 ont présenté, sur ce sujet, quelques raisonnements assez spécieux, nous allons montrer de quelle manière les Platoniciens les ont réfutés. Voici le syllogisme de Cléanthe : Nous ressemblons à nos parents, non-seulement par le corps, mais encore par l'âme, puisque nous avons les mêmes affections, les mêmes mœurs, les mêmes dispositions qu'eux. Or, les ressemblances et les différences existent dans ce qui est corps, et non dans ce qui ne l'est pas : donc l'âme est un corps. D'abord on ne doit pas conclure du particulier à l'universel. Ensuite cette assertion, et non dans ce qui ne l'est pas, est fausse. En effet, nous disons que les nombres sont semblables lorsque leurs côtés sont proportionnels, comme on le voit dans 6 et 24 ( : : :, ) ; car les côtés de 6 sont 2 et 3, ceux de 24 sont 4 et 6 : or, il y a entre 2 et 4 la même proportion qu'entre 3 et 6, puisqu'ils sont dans un rapport double, 4 étant le double de 2, et 6 le double de 3; et cependant les nombres ne sont pas des corps.
35 De même, les figures sont semblables lorsque leurs angles sont égaux, et compris entre côtés proportionnels : or, ces philosophes eux-mêmes conviennent que la figure n'est pas un corps. De plus, la qualité est susceptible de ressemblance et de différence, comme la quantité est susceptible d'égalité et d'inégalité : or, la qualité n'est point un corps. Il peut donc exister de la ressemblance entre des choses qui ne sont point des corps.
Cléanthe dit encore : Nulle chose immatérielle ne partage les affections du corps, et réciproquement; mais la communauté d'affections n'a lieu qu'entre les. corps : or, l'âme partage les affections du corps lorsqu'il est malade ou blessé ; de même le corps partage les affections de l'âme, car il rougit lorsqu'elle éprouve de la honte, et il pâlit lorsqu'elle éprouve de la crainte : l'âme est donc un corps. Cette assertion, nulle chose immatérielle ne partage les affections du corps, qui se trouve dans la majeure, est fausse. Ne peut-il pas se faire que cela n'appartienne qu'à l'âme? C'est comme si l'on disait : Nul animal ne remue la mâchoire supérieure ; or, le crocodile remue la mâchoire supérieure ; donc le- crocodile n'est pas un animal. Cette assertion, nul animal ne remue la mâchoire supérieure, qui se trouve dans la majeure de notre exemple, est fausse, puisque le crocodile, qui est assurément un animal, remue la mâchoire supérieure. Il en est de même de l'assertion de Cléanthe, nulle chose immatérielle ne 36 partage les affections du corps, car il comprend dans sa proposition négative, la chose même qui est en question. Mais admettons comme vrai que nulle chose immatérielle ne partage les affections du corps, il n'est point prouvé que l'âme partage les affections du corps lorsqu'il est malade ou blessé, comme le dit ensuite Cléanthe. En effet, on ne sait pas si le corps souffre seul, sans que l'âme, qui le rend sensible, partage son affection, ou si l'âme souffre avec le corps. Les plus grands philosophes penchent même pour la première de ces opinions. Or, il conviait de prendre pour principes, des choses certaines, et non des choses contestées. D'ailleurs, il est évident que certaines choses immatérielles partagent les affections des corps : car les qualités qui ne sont pas des corps participent aux affections corporelles, puisqu'elles éprouvent des modifications en même temps que le corps, lorsqu'il naît et lorsqu'il meurt.
Voici maintenant le raisonnement de Chrysippe : La mort est la séparation de l'âme d'avec le corps; mais une chose qui n'est pas corps ne se sépare pas d'avec le corps, puisqu'elle ne peut pas s'y joindre; or, l'âme se joint au corps, et elle s'en sépare : l'âme est donc un corps. Il est vrai que la mort est la séparation de l'âme d'avec le corps ; mais en disant, en général, que ce qui n'est pas corps ne peut pas se joindre au corps, on commet une erreur ; quoique cela soit vrai si l'on parle de l'âme. C'est faux, en général, puisque la ligne, 37 qui n'est point un corps, est jointe au corps, et peut en être abstraite : il en est de même de la blancheur. Mais s'il s'agit de l'âme, cela est vrai; car l'âme n'est pas jointe au corps : en effet, si elle y est jointe, il est évident qu'elle le touche ; or, dans ce cas, elle ne le touche pas tout entier, car il n'est pas possible que toutes les partie» d'un corps touchent toutes les parties d'un autre corps : ainsi l'animal ne serait pas animé tout entier. Par conséquent, si l'âme est jointe au corps, elle sera elle-même un corps, mais ranimai ne sera pas animé tout entier; et s il est animé tout entier, l'âme n'est pas jointe au corps, et n'est pas elle-même un corps. Or, l'animal est animé tout entier, donc l'âme n'est pas jointe au corps, elle n'est pas elle-même un corps, et elle se sépare du corps sans être elle-même un corps. Il est donc bien prouvé, par ce que nous venons de dire, que l'âme n'est pas un corps. Nous allons montrer maintenant qu'elle est nécessairement une substance.
Puisque Dicéarque a défini l'âme, une harmonie, et que Simmias11, disputant contre Socrate, a dit aussi que l'âme est une harmonie, en prétendant que l'âme est comme l'harmonie, et le corps comme la lyre, nous allons présenter les arguments par lesquels Socrate réfute cette opinion, dans le Phédon de Platon.
L'un de ces arguments s'appuie sur ce qui 38 avait été démontré précédemment, savoir, que nos connaissances ne sont que des réminiscences. Prenant donc cela pour accordé, il raisonne de la manière suivante : Si nos connaissances ne sont que des réminiscences, notre âme existait avant de vivre de la vie humaine : mais si elle est une harmonie, elle n'a pas pu avoir d'existence antérieure; elle n'a dû recevoir l'existence qu'après la formation du corps, car tout ce qui résulte d'une disposition de choses doit nécessairement être subordonné à ces choses; or l'harmonie résulte d'une bonne disposition de choses, elle doit donc venir après ces choses, et non les précéder : par conséquent, il y a contradiction à dire en même temps, que l'âme est une harmonie, et que les connaissances sont des réminiscences; et puisqu'il est vrai que les connaissances sont des réminiscences, il est faux que l'âme soit une harmonie.
En outre, l'âme est en opposition avec le corps, et elle le maîtrise, puisqu'elle lui donne des ordres; or, l'harmonie ne saurait ni maîtriser, ni être en opposition : l'âme n'est donc pas une harmonie.
De plus, une harmonie peut être plus ou moins harmonie qu'une autre, selon lé degré d'élévation ou d'abaissement des sons, mais non selon leur rapport; car il ne peut y avoir du plus ou du moins dans le rapport, tandis qu'il peut s'en trouver dans l'harmonie, qui résulte de l'accord.
39 En effet, lorsqu'un accord est formé d'un son grave et d'un son aigu, l'on peut, tout en élevant le ton, conserver le même rapport entre les sons, mais on fait varier plus ou moins l'harmonie qui résulte de l'accord12. Or, une âme ne peut pas être plus ou moins âme qu'une autre : l'âme n'est donc pas une harmonie.
Ensuite, l'âme est capable de vertu et de vice ; or l'harmonie ne saurait admettre l'harmonie et la discordance : l'âme n'est donc pas une harmonie.
Enfin, l'âme, pouvant admettre les contraires tour-à-tour, est une substance, et un sujet; l'harmonie est une qualité, et elle se trouve dans un sujet : or, la substance est autre chose que la qualité : l'âme n'est donc pas une harmonie. Par conséquent, on peut bien dire que l'âme est capable d'harmonie, mais elle n'est pas pour cela une harmonie; de même qu'on ne la confond pas avec la vertu, parce qu'elle est capable de vertu.
Galien n'émet aucune opinion sur l'âme, et il dit même, dans son livre de la Démonstration13, qu'il n'en a jamais émis sur cette matière. Cependant, par la manière dont il s'explique, il fait entendre qu'il est porté à regarder l'âme comme le tempérament du corps, κρᾶσις, parce que le caractère varie avec le tempérament. Il s'appuie à ce sujet sur l'autorité d'Hippocrate. Si cela est, il doit, sans aucun doute, regarder l'âme comme mortelle ; non pas l'âme toute entière, mais seulement l'âme irraisonnable de l'homme. Quant à celle qui est douée de raison, il expose son doute à son sujet en ces termes14.
Voici comment on démontre que l'âme ne peut être le tempérament du corps : Tout corps animé v ou inanimé se compose des quatre éléments, car c'est leur assemblage qui produit les corps ; si donc l'âme est le tempérament du corps, il n'y aura rien d'inanimé. L'on conclut ainsi le raisonnement : Si l'âme est le tempérament du corps, tout corps a une âme, puisque tout corps a un tempérament: mais si tout corps a une âme, aucun corps n'est inanimé ; par conséquent, ni la pierre, ni le bois, ni le fer, ni tout autre corps, ne sera inanimé.
Si Galien dit que tout tempérament du corps n'est pas une âme, et qu'il n'y a qu'un certain tempérament qui se trouve dans ce cas, nous lui 41 demanderons quel est donc le tempérament qui fait la base de l'animalité, et qui mérite le nom d'âme. Car, quel que soit ce tempérament, nous le trouverons dans les choses inanimées. En effet, il y a neuf sortes de tempéraments, comme il le dit lui-même dans son traité des Tempéraments15 : huit sont mauvais, un seul est bon. Selon lui, l'homme a été doué de ce bon tempérament : cependant tout homme n'en est pas pourvu, il appartient seulement à celui qui a un tempérament moyen. Quant aux mauvais tempéraments, ils ont été départis aux autres animaux, à divers degrés, selon leur espèce. Les neuf tempéraments différents se rencontrent aussi à divers degrés dans les choses inanimées, comme le dit encore Galien dans son traité des Simples.
D'ailleurs, si l'âme est le tempérament du corps, comme ce tempérament change selon l'âge, la saison, et le régime, l'âme changera donc aussi. Or, si elle change, nous n'aurons pas toujours la même âme, mais, selon la modification de notre tempérament, nous aurons tantôt celle d'un lion, tantôt celle d'un mouton, tantôt celle de quelque autre animal : ce qui est absurde.
En outre, le tempérament ne combat pas les appétits corporels, au contraire, il les favorise, car c'est lui qui les excite ; au heu que l'âme les combat : l'âme n'est donc pas le tempérament du corps.
42 De plus, si l'âme est le tempérament du corps, attendu que le tempérament est une qualité, et que la qualité vient et s'en va, sans que pour cela le sujet dans lequel elle se trouve soit détruit, l'âme pourrait aussi être séparée du corps sans occasionner sa mort : cela est impossible. l'âme n'est donc point un tempérament ou une qualité. On ne parlera sans doute pas de certaines qualités qui sont inhérentes à l'animal, comme la chaleur est inhérente au feu ; car ces qualités ne peuvent être changées, tandis que le tempérament peut changer; les médecins parviennent même à obtenir ce résultat au moyen de leur art.
D'un autre côté, les qualités d'un corps quelconque tombent sous les sens; or l'âme n'est pas perçue par les sens, mais par l'intelligence : l'âme n'est donc pas une qualité du corps.
Nous dirons aussi que la force du corps consiste dans la bonne constitution du sang, de l'air, de la chair, des nerfs, etc.; sa santé, dans le parfait équilibre du chaud, du froid, du sec et de l'humide; sa beauté, dans la symétrie des membres, et dans l'agrément du coloris : si donc l'âme est l'harmonie de la santé, de la force et de la beauté, il s'ensuit que l'homme, pendant toute sa vie, ne peut être ni malade, ni infirme, ni laid. Or, souvent il arrive que l'homme est privé non-seulement de l'une de ces choses, mais encore de toutes en même temps; car le même homme peut être à la fois laid, infirme et malade, 43 sans cesser d'exister pour cela : l'âme ne doit donc pas être confondue avec la bonne constitution du corps.
Mais, dira-t-on, sur quoi sont fondés certains vices et certaines vertus naturelles de l'homme? C'est assurément sur le tempérament du corps. Car, de même qu'il y a des gens naturellement bien portants, et d'autres naturellement valétudinaires, selon leur tempérament; il y a aussi des gens en qui la bile abonde, et qui sont naturellement colères, méchants16, ou lascifs : or, quelquefois ils surmontent leurs mauvais penchants, et ils se corrigent; il est donc évident qu'ils triomphent de leur tempérament. Mais ce qui dompte est différent de ce qui est dompté : l'âme est donc différente du tempérament.
Le corps étant l'instrument de l'âme, il lui est d'un bon service17, quand il est bien organisé; mais quand il est mal organisé, il gêne l'âme, et celle-ci ayant à lutter contre l'imperfection de son instrument, se trouve entravée dans ses opérations. Si, même, elle manque de vigilance, elle ne tarde pas à être égarée par lui, comme le musicien est dérouté par sa lyre, lorsqu'il a négligé de la bien accorder. l'âme doit donc prendre soin du corps, afin de se donner un bon organe : 44 or elle le façonnera au moyen de la raison et des bonnes habitudes, de la même manière qu'on accorde un instrument de musique, en tendant certaines cordes, et en en relâchant d'autres; elle pourra ainsi le rendre plus propre à son service, et elle en tirera parti, comme d'un bon instrument, à moins qu'elle-même ne se dérègle avec lui : car cela arrive quelquefois.
Aristote, en disant que l'âme est une entéléchie, ne s'éloigne guère de l'opinion de ceux qui disent qu'elle est une substance. Mais voyons d'abord ce qu'il entend par entéléchie. Il y a, dit-il18, trois sortes de substances : la première est l'élément matériel, qui n'est rien par lui-même, mais qui a la vie en puissance; la seconde est la forme et l'apparence que reçoit la matière ; la troisième est le résultat de l'union de la matière et de la forme, c'est elle enfin qui reçoit la vie. La matière est donc le possible, et la forme est l'entéléchie (la réalisation du possible). Il y a deux sortes d'entéléchies : l'une est comme la science, l'autre est comme l'application de la science; c'est-à-dire, l'une est comme la disposition, l'autre comme l'exécution. L'âme nous présente 45 ces deux états dans la veille et dans le sommeil : la veille est analogue à l'exercice de la science; le sommeil est analogue à la possession de la science, sans son exercice. Mais la science existe avant l'exercice de la science ; c'est pour cette raison qu'Aristote donne à la forme le nom de première entéléchie, et à l'exercice celui de seconde entéléchie. Il y a semblablement dans l'œil la matière et la forme : l'œil lui-même est la matière; l'application de la vue à l'œil est la forme : cette seconde chose est désignée comme la première par l'expression ὀφθαλμὸς. La forme ou la première entéléchie de l'œil, est la faculté. qu'il a de voir ; la seconde entéléchie est l'exercice de cette faculté. L'animal, lorsqu'il vient de naître, ne possède aucune entéléchie, mais il a la capacité d'en être doué : il en est de même de l'âme. Et comme l'œil reçoit son complément lorsqu'il acquiert la faculté de voir, de même aussi l'animal reçoit le sien lorsque l'âme est unie au corps; de sorte que l'âme ne peut se passer du corps, ni le corps de l'âme. Car l'âme n'est point le corps, mais elle dépend du corps; c'est pour cela qu'elle est dans le corps, et dans le corps constitué comme nous le voyons : elle ne pourrait exister par elle-même.
Mais, d'abord, Aristote donne le nom d'âme à cette partie de l'âme qui est le siège des passions, et il en sépare la partie raisonnable. Or, il devait considérer à la fois toute l'âme de l'homme, et non juger de lame entière par une partie,. et 46 encore par la moins importante. Il prétend ensuite que le corps a la puissance vitale avant même que lame ne lui soit unie. Car il dit que le corps a en lui la vie en puissance. Mais il faut que le corps, s'il a en lui la vie en puissance, soit d'abord un corps en acte. Or, il ne peut être un corps en acte avant d'avoir reçu la forme; car il n'est auparavant qu'une matière sans qualités sensibles, et non un corps. Ce corps, qui n'a pas une existence réelle, ne peut donc pas donner lieu à la production de quelque chose. Mais si le corps existe seulement en puissance, comment peut-il avoir en lui la vie en puissance? D'ailleurs, si quelquefois la possession peut exister sans l'usage, si l'on peut, par exemple, être doué de la vue et ne pas s'en servir, il n'en est pas ainsi pour l'âme. Car celui même qui dort ne laisse pas d'avoir son âme en exercice : en effet, il se nourrit, il s'accroît, il imagine, il respire; ce qui est l'indice certain de la vie.
Il est donc évident, d'après cela, qu'un être ne peut pas avoir la vie en puissance, sans l'avoir aussi en acte. Car ce qui constitue surtout l'âme, c'est la vie : la vie est intimement unie à l'âme; tandis qu'elle n'est qu'associée au corps. C'est pourquoi celui qui dit que la santé est en raison de la vie, ne parle pas de la vie de l'âme, mais de celle du corps, et ainsi il s'exprime mal. En effet, la substance corporelle peut admettre tour 47 à tour les contraires, tandis que celle qui constitue l'espèce ne peut les admettre. Car, si la différence qui caractérise l'espèce vient à être changée, l'animal sera aussi changé. C'est pourquoi la substance qui constitue l'espèce ne peut admettre les contraires, tandis qu'ils peuvent se trouver dans le sujet, c'est-à-dire dans la substance corporelle. Ainsi donc l'âme ne peut d'aucune manière être l'entéléchie du corps ; mais elle est une substance indépendante et incorporelle; car elle admet tour à tour les contraires, le vice et la vertu, tandis qu'il n'en est pas de même de l'espèce.
Aristote dit ensuite, que l'âme, étant une entéléchie, est incapable de mouvement par elle-même ; qu'elle ne se meut que par accident, et que l'on peut dire sans inconséquence qu'elle nous meut sans se mouvoir elle-même, puisque la beauté nous émeut aussi sans éprouver elle-même d'émotion. Hais, cette beauté, exempte d'émotion, émeut ce qui est naturellement susceptible d'émotion, et non ce qui ne l'est pas. Si donc le corps était capable de se mouvoir lui-même, il ne serait point absurde de dire qu'il est mu par ce qui est sans mouvement. Or, il est impossible que ce qui est sans mouvement reçoive le mouvement de ce qui en est également dépourvu. D'où procède donc le mouvement du corps, si ce n'est de l'âme? Car le corps est incapable de mouvement par lui-même. Ainsi le mouvement qui paraît procéder de lui n'est réellement qu'un 48 mouvement secondaire. En effet, s'il donnait du mouvement à ce qui en est dépourvu, il produirait un premier mouvement. Mais s'il met en mouvement ce qui peut se mouvoir soi-même, il ne produit plus qu'un mouvement secondaire. Quel est donc le premier principe du mouvement du corps? Car, dire que les éléments se meuvent par eux-mêmes, parce que les uns sont naturellement légers, et les autres naturellement pesants, c'est avancer une chose inexacte; puisque les corps légers et les corps pesants ne seraient jamais immobiles, si la légèreté et la pesanteur devaient être confondues avec le mouvement : or, ils demeurent en repos lorsqu'ils sont placés dans le lieu qui leur convient. La pesanteur et la légèreté ne sont donc pas les causes d'un premier mouvement, mais elles sont des qualités des éléments. Au reste, quand bien même on accorderait cela, comment le raisonnement, la pensée, le jugement, pourront-ils résulter de la légèreté et de la pesanteur? Mais si ces choses n'en résultent pas, elles ne résultent pas non plus des éléments; ne résultant pas des éléments, elles ne résultent pas non plus des corps.
En outre, si l'âme se meut par accident, et le corps de lui-même, le corps pourra se mettre en mouvement de lui-même, quoique l'âme en soit séparée, et il sera un être animé sans âme : or, cela est absurde : donc l'hypothèse d'où l'on est parti est également absurde.
49 Il ne faut pas. dire non plus que tout ce qui se meut naturellement se meut nécessairement, ni que tout ce qui se meut nécessairement se meut naturellement : car le monde qui se meut naturellement ne se meut pas nécessairement. De même il n'est pas exact de dire que ce qui se meut naturellement, garde aussi naturellement le repos : car le monde entier, le soleil, la lune, se meuvent naturellement, mais ils ne peuvent rester naturellement en repos. Il en est ainsi de rame -naturellement elle est toujours en mouvement, mais elle ne peut pas rester en repos naturellement. Car le repos est l'anéantissement de l'âme, et de tout ce qui se meut toujours.
Nous ajouterons à cela que l'indissolubilité est nécessairement une propriété de l'âme, puisque l'âme préside à la conservation du corps, qui tend naturellement à se dissoudre.
Ces preuves, que nous avons choisies parmi beaucoup d'autres, doivent suffire pour montrer que l'âme n'est point une entéléchie, qu'elle n'est pas dénuée de mouvement, et qu'elle ne naît pas dans le corps.
Pythagore, accoutumé à comparer toujours symboliquement Dieu et toutes choses aux nombres, a défini l'âme, un nombre qui se meut lui-même, et Xénocrate19 a adopté cette définition. Non point 50 que l'âme soit un nombre ; mais c'est parce qu'elle est parmi les choses qui se comptent, et qui peuvent se multiplier ; et parce que Pâme discerne les choses, et leur assigne des formes et des signes. Car c'est elle qui distingue les espèces les unes des autres, et qui en établit les différences, d'après les variétés de leurs formes, et la grandeur de leur nombre; elle rend ainsi les choses susceptibles d'être comptées : elle n'est donc pas tout-à-fait étrangère aux nombres. Du reste, son propre témoignage montre qu'elle se meut elle-même.
Ce qui prouve que l'âme n'est pas on nombre, c'est que le nombre est une quantité, tandis que l'âme n'est pas une quantité, mais une substance. l'âme n'est donc pas un nombre, quoique l'on mette le nombre parmi les choses intellectuelles, comme nous le dirons ensuite. De plus, l'âme est continue, συνεχής; or le nombre ne l'est pas : l'âme n'est donc pas un nombre.
Ensuite le nombre est pair ou impair ; or l'âme n'est ni paire ni impaire : l'âme n'est donc pas un nombre.
En outre, le nombre s'accroît par l'addition; or il n'en est pas de même de l'âme.
Et encore, l'âme se meut elle-même; or le nombre ne se meut pas.
51 Enfin, le nombre, demeurant un et identique, ne peut changer ni sa nature, ni une seule des propriétés qui se trouvent en lui; tandis que l'âme, demeurant aussi une et identique dans son essence, peut changer ses qualités, en passant de l'ignorance à la science, et du vice à la vertu : l'âme n'est donc pas un nombre.
Telles sont les opinions des anciens sur l'âme.
Eunomius20 a défini l'âme, une substance incorporelle, créée dans un corps; et il reproduit dans cette définition les expressions de Platon et celles d'Aristote. Car il a pris dans Platon, que l'âme est une substance incorporelle; et, dans la doctrine d'Aristote, que l'âme naît dans le corps. Mais, malgré tout son esprit, il n'a pas vu qu'il joignait ensemble des choses incompatibles. Car tout ce qui a une origine corporelle et temporelle est sujet à la destruction et à la mort. Les paroles de Moïse s'accordent parfaitement avec ceci. Car, en faisant l'histoire de la création des êtres sensibles, il n'y a pas compris formellement la création des substances intellectuelles : quelques personnes le pensent, mais on n'est pas généralement de leur avis.
Si donc quelqu'un croit que l'âme a été créée 52 après le corps, parce que ce n'est qu'après la création du corps que l'âme y a été placée, il est assurément dans l'erreur. Car Moïse ne dit pas que l'âme a été créée lorsqu'elle a été mise dans le corps : cela est d'ailleurs contraire à la raison.
Qu'Eunomius dise donc, comme Aristote et les Stoïciens, que l'âme est mortelle, et qu'elle a été créée dans le corps; ou bien, s'il dit que c'est une substance incorporelle, qu'il ne prétende pas qu'elle a été créée dans le corps, pour ne pas donner à penser que l'âme est mortelle et dépourvue de raison.
D'ailleurs, d'après lui, le monde n'est pas terminé, il n'est encore que commencé, et il attend toujours son achèvement. Chaque jour ii s'y joint au moins cinquante mille substances qui ne tombent pas sous les sens; et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est qu'après son achèvement il sera détruit, selon lui, parce que les derniers hommes compléteront, avant la résurrection générale, le nombre des âmes qui doivent naître.
Est-il rien de plus absurde que de prétendre que le monde sera détruit lorsqu'il sera achevé? Il en serait alors de lui absolument comme de ces ouvrages que les enfants élèvent avec du sable, en s'amusant, et qu'ils détruisent aussitôt après les avoir terminés.
Dire que les âmes sont maintenant produites par la providence et non par la création; que ce n'est point une nouvelle substance, ou une 53 addition de substance qui a lieu, mais seulement un développement de substance, opéré par la providence, c'est confondre la création et la providence. Car l'œuvre de la providence est de conserver la substance des êtres animée périssables, en les taisant renaître les uns des autres. Je ne parle pas ici des êtres engendrés par la putréfaction, car une nouvelle putréfaction assure la durée de leur espèce. Mais l'œuvre la plus admirable de la création, c'est de tirer les êtres du néant. Si donc les âmes naissent les unes des autres par l'intervention de la providence, elles sont périssables comme tout ce qui est le résultat de naissances successives. Mais si elles sont tirées du néant, il se fait une véritable création, et ces paroles de Moïse ne seront, plus vraies : « Dieu a terminé son œuvre» » Or, ces deux suppositions sont déraisonnables. Les âmes ne sont donc pas créées maintenant. D'ailleurs, selon Eunomius lui-même, cette expression, « mon père travaille, » a rapport à la providence et non à la création.
Apollinaire pense que les âmes naissent des âmes, comme les corps des corps; que l'âme du premier homme a été la source de toutes les autres âmes, comme son corps a été la source de tous les autres corps, par succession de générations; que les âmes n'ont pas été mises en réserve, et qu'elles ne sont pas non plus créées maintenant. Car, selon lui,, il en résulterait que Dieu participerait aux adultères, puisqu'il en naît 54 des enfants : d'ailleurs, il y aurait une erreur dans ces paroles, « Dieu a terminé toutes ses œuvres, » s'il créait encore maintenant des âmes. Mais s'il est démontré que toutes les choses qui naissent par une génération successive sont mortelles, puisqu'elles engendrent et qu'elles sont engendrées afin que leur race périssable se perpétue ; il faut qu'il admette que l'âme est mortelle puisqu'elle procède d'autres âmes, ou qu'il reconnaisse que les âmes ne naissent point ainsi. Quant aux naissances dues à l'adultère, laissons-en le souci à la providence, dont les desseins nous sont inconnus. Mais si l'on peut former quelque conjecture à ce sujet, nous dirons que la providence permet, dans ce cas, la formation d'un être, parce qu'elle prévoit les avantages généraux ou particuliers qui doivent en résulter. Nous pouvons citer pour exemple la naissance de Salomon, fils de la femme d'Urie et de David.
Examinons maintenant la doctrine des Manichéens sur l'âme. Ils disent que l'âme est immortelle et incorporelle ; mais ils prétendent qu'il n'y a qu'une seule âme, qui est répandue dans toute la nature, et distribuée entre tous les êtres animés et inanimés ; que les uns en ont une plus grande partie, et les autres une moindre : les êtres animés en ont plus, les êtres inanimés en ont moins, et les êtres célestes en ont bien plus que les autres; qu'ainsi toutes les âmes ne sont que des parties de cette âme universelle.
55 S'ils disaient que cette âme se communique à tous les êtres, sans se diviser, comme la voix à tous ceux qui l'entendent, il n'y aurait qu'un demi-mal : mais ils prétendent que la substance même de l'âme est divisée ; et, par une absurdité plus grande encore, ils ajoutent que Dieu l'a disséminée dans les éléments; que cette âme se divise avec eux à mesure que les corps sont produits, et qu'elle se réunit de nouveau lorsque les corps périssent, de même que l'eau se divise, se rapproche et se réunit; que les âmes pures se réunissent avec la lumière, parce qu'elles ne diffèrent point de la lumière, tandis que celles qui ont été souillées par la matière passent dans les éléments, puis des éléments dans les plantes et dans les animaux. Ainsi ils font de l'âme une substance corporelle, ils la divisent, ils l'assujettissent à tous les accidents de la matière, et cependant ils disent qu'elle est immortelle. Il y a là une contradiction évidente. Car, en avançant que les âmes souillées retournent dans les éléments, qu'elles se confondent ensemble, et qu'elles sont punies en passant d'un corps dans un autre, selon la gravité de leurs fautes, tantôt ils leur ôtent la personnalité, tantôt ils la leur rendent. D'ailleurs, si les ombres se séparent lorsque la lumière paraît, et si elles se confondent lorsqu'elle disparait, et que la nuit arrive, on ne peut pas en dire. autant des choses intellectuelles ; car les ombres tombent sous les sens, si toutefois l'on 56 accorde qu'elles se séparent et se réunissent.
Platon dit qu'il y a en même temps une âme universelle, et plusieurs âmes particulières : une pour le grand tout, et des âmes distinctes pour ses diverses parties; de telle sorte que le grand tout est animé par son âme propre, et (pie chacune de ses parties est aussi animée par son âme particulière. Il dit donc que l'âme du grand tout s'étend depuis le centre de la terre jusqu'aux extrémités du ciel, non point matériellement, mais d'une manière intellectuelle; que c'est cette âme qui imprime le mouvement de rotation à l'univers, qui le maintient, et qui empêche ses parties de se disperser. Car les corps ont besoin d'une force qui les maintienne, comme on l'a vu plus haut : or, c'est l'âme qui remplit cet office, et qui établit la différence des espèces. Car chaque être a sa vie et sa mort propres. Tant qu'un corps est maintenu, et que ses parties sont taies, on dit qu'il vit; lorsque ses parties se séparent, on dit qu'il périt. Ainsi tout a une existence, quoique tout ne soit pas animé. Les plantes diffèrent des êtres inanimés en ce qu'elles prennent de l'accroissement et de la nourriture, c'est-à-dire parce qu'elles sont douées de la forée nutritive et de la force végétative; les animaux irraisonnables diffèrent des plantes par la sensibilité ; les êtres raisonnables diffèrent des êtres irraisonnables par la raison : ainsi, en disant que tous les êtres vivent, on distingue cependant leurs diverses na- 57 tures. On dit donc que les êtres inanimés ont une sorte de vie, parce qu'ils sont régis par l'âme universelle, qui les fait exister, qui leur donne de l'unité, et qui empêche la désunion de leurs parties. Quanta l'âme universelle, c'est elle qui gouverne le grand tout, et qui distribue dans les corps les âmes particulières que Dieu a créées précédemment, parce qu'elle a reçu de Dieu la mission de foire exécuter les lois qui régissent le monde, et que Platon appelle, le Destin; c'est elle aussi qui nous donne la force de nous gouverner nous-mêmes. Mais nous traiterons de ces choses dans le chapitre du Destin21.
Tous les Grecs, qui ont admis que l'âme est immortelle, ont donc admis aussi le dogme de la métempsychose. Mais ils ne sont pas d'accord sur la classification des âmes. Les uns disent qu'il n'y a qu'une espèce d'âmes, savoir, celle des âmes raisonnables; et que ces âmes passent dans les végétaux et dans les animaux irraisonnables. Parmi ceux-ci, quelques-uns pensent que cette transmigration est limitée dans un certain espace de temps, et d'autres, qu'elle a lieu sans règles fixes. D'autres prétendent que les âmes ne sont pas d'une seule espèce, mais de deux, savoir, de l'espèce raisonnable, et de l'espèce irraisonnable. Il y en a qui assurent qu'il y a autant d'espèces 58 d'âmes qu'il y a d'espèces d'animaux. Les Platoniciens, eux-mêmes, ont eu de grands débats sur ce sujet. Car Platon ayant dit que les âmes colères, féroces et rapaces, passent dans les corps des loups et des lions, et que celles qui ont vécu dans l'intempérance passent dans les corps des ânes et des animaux de cette espèce; les une ont entendu à la lettre qu'il s'agissait de loups, de lions et d'ânes; et les autres ont pensé que Bâton avait parlé métaphoriquement, et qu'il avait désigné les mœurs par des animaux.
Cronius22, dans le livre qu'il a écrit sur la Palingénésie (car c'est ainsi qu'il appelle la transmigration de l'âme d'un corps dans un autre), prétend que toutes les âmes sont raisonnables. Théodore le Platonicien émet la même opinion dans le livre où il dit que l'âme forme toutes les espèces. Porphyre23 est aussi de cet avis.
Jamblique24, adoptant une opinion contraire, 59 dit qu'il y a autant d'espèces dames que d'espèces d'animaux, ou, en d'autres termes, qu'il y a différentes espèces dames; et il a écrit un livre pour montrer, que les âmes ne passent pas des hommes dans les animaux irraisonnables, ni de ceux-ci dans les hommes, mais qu'elles passent des animaux dans les animaux, et des hommes dans les hommes. Et il me semble qu'ici, non-seulement il se rapproche davantage de l'opinion de Platon, mais encore qu'il est plus près de la vérité. Cela peut se prouver par plusieurs raisons, et surtout par celles-ci : On ne voit dans les animaux aucun indice de l'exercice de la raison; car ils n'ont ni arts, ni sciences, ni volonté éclairée, ni vertu, ni actes intelligents d'aucune espèce; il en résulte donc évidemment qu'il n'y a pas en eux une âme raisonnable : et, d'ailleurs, il serait contradictoire de dire que les êtres irraisonnables possèdent la raison. A la vérité, il n'y a aussi dans les enfants nouvellement nés qu'un mouvement sans raison ; mais nous disons qu'ils ont une âme raisonnable, parce que la raison se montre en eux lorsqu'ils grandissent, Quant à l'animal irraisonnable, en qui la raison ne se montre à aucun âge, une âme raisonnable lui serait tout-à-fait inutile, puisque sa puissance rationnelle demeurerait toujours sans emploi. Or, 60 tout le monde s'accorde à dire que Dieu n'a rien fait d'inutile. Cela étant, si les bêtes de somme et les animaux féroces avaient reçu inutilement une âme raisonnable, qui eût toujours été dans l'impuissance d'agir, on aurait raison de critiquer celui qui aurait placé dans le corps une âme si peu en harmonie avec lui. Car ce ne pourrait être l'œuvre d'un ouvrier habile, ni d'un être qui connaîtrait l'ordre et l'harmonie des choses.
Si l'on dit que là raison préside aux actes des animaux, mais que leur organisation ne permet pas que cette raison se manifeste dans leurs actes, de même que les hommes qui ont perdu leurs doigts sont incapables d'exercer la plupart des arts, on n'aplanit pas la difficulté. Car il en résulterait toujours cette conséquence absurde, que Dieu n'aurait pas mis dans le corps une âme en harmonie avec lui, mais une âme superflue, inutile, oisive, et incapable de remplir ses fonctions propres pendant toute la durée de la vie organique. D'ailleurs, on s'appuie en cela sur des raisons incertaines, et sur une pure hypothèse. Comment savons-nous, en effet, que la raison préside aux actes des animaux?
Il est donc plus raisonnable de penser qu'à chaque corps a été jointe une âme en harmonie avec lui, et que les animaux n'ont dans leur constitution que cet instinct simple et naturel, qui se manifeste dans leurs ouvrages. Car chaque espèce d'animaux est dirigée par son instinct 61 particulier vers les choses pour lesquelles elle a été créée; et son organisation est tout-à-fait appropriée à ce but. Au reste, le créateur n'a pas laissé les animaux sans quelques ressources ; il a, au contraire, accordé à chacun d'eux une sorte de sagacité qui ne dépend pas de la raison, mais de l'instinct : il a même doué certaines espèces d'une industrie naturelle, qui est comme l'image de l'art, et l'ombre de la raison. Or, il a fait cela pour deux motifs : d'abord, pour mettre les animaux en état d'éviter les dangers présents, et de se précautionner contre les dangers à venir ; et ensuite, pour établir de la liaison entre toutes les créatures, comme nous l'avons vu précédemment.
Ce qui montre bien que les animaux agissent sans raison, c'est que tous ceux de la même espèce font les mêmes choses d'une manière semblable; que dans les ouvrages des innombrables animaux compris dans chaque espèce, il n'y a pas d'autre différence que celle du plus ou du moins, et que l'espèce toute entière est mue par le même instinct. Car tous les lièvres ont la même finesse, tous les loups la même ruse, tous les singes le même penchant à l'imitation. Mais il n'en est pas ainsi dans l'espèce humaine, et les hommes ont une infinité de manières d'agir, parce que l'être raisonnable est libre et indépendant. De là vient que les travaux des hommes ne se ressemblent pas comme ceux des animaux irraisonnables ; car ces derniers sont 62 produits par l'instinct seulement : or, ce qui se fait par instinct se fait toujours de la même manière ; tandis que les actions raisonnables varient selon les individus, et ne sont point imposées uniformément à tous.
Si l'on dit que les âmes sont mises dans les corps des animaux pour les punir des foutes qu'elles ont commises dans la vie humaine, on fait un cercle vicieux. En effet, pourquoi des âmes raisonnables auraient-elles été mises dans les animaux qui sont nés avant les hommes? Ce ne serait certainement pas pour avoir péché dans des corps d'hommes, avant la création du corps de l'homme.
Galien, cet admirable médecin, parait être de notre opinion, et penser que chaque espèce d'animal a son espèce d'ame particulière. Car il dit au commencement de son premier livre, sur l'usage des membres : « S'il en est ainsi, les membres des animaux seront très variés, les uns plus grands, les autres plus petits; quelques-uns ne pourront être retranchés dans certaines espèces; et l'âme a besoin de tous. » Or, le corps est l'organe de l'âme, et s'il y a une grande diversité dans les membres des animaux, c'est que leurs âmes sont aussi différentes. Dans la suite du même livre il dit encore, en parlant du singe : « Ô Critique très judicieux, la nature te dirait qu'il a fallu donner une âme ridicule à un corps ridicule. » Il entendait donc que des âmes 63 différentes avaient été mises dans les corps de différente espèce.
Voilà ce qui a été dit sur cette matière.
Puisque nous avons montré que l'âme n'est ni un corps, ni une harmonie, ni le tempérament du corps, ni une qualité quelconque, il n'est pas douteux que l'âme ne soit une substance incorporelle : car tout le monde reconnaît son existence. Mais si elle n'est ni un corps, ni un accident, il est évident qu'elle est une substance incorporelle, et qu'elle n'est pas du nombre des choses qui existent dans d'autres; en effet, les choses qui existent dans d'autres peuvent survenir, ou disparaître, sans compromettre l'existence du sujet dans lequel elles se trouvent, tandis que le corps périt lorsque l'âme s'en sépare.
On peut démontrer, de la même manière, que l'âme est immortelle. Car si elle n'est, ni un corps fragile et mortel, ni une qualité, ni une quantité, ni aucune des choses périssables, il est évident qu'elle est immortelle.
Il y a plusieurs preuves de l'immortalité de l'âme dans Platon et dans d'autres; mais ces preuves sont ardues, difficiles à comprendre, et à peine accessibles à ceux qui sont versés dans la philosophie. Pour nous, le témoignage des Saintes-Ecritures nous suffit pour nous faire croire à cette immortalité; il est digne, en effet, de la plus grande foi, puisqu'il a été inspiré par l'Esprit divin. Quant à ceux qui n'admettent point 64 les livres saints des Chrétiens, il suffit de leur avoir montré que lame n'est pas du nombre des choses périssables. Car si elle n'en fait pas partie, elle est donc impérissable, elle est donc immortelle. Mais laissons ce sujet, sur lequel nous nous sommes assez étendu.
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Hippon de Rhéglum, philosophe Pythagoricien. Il se rattachait à l'école d'Ionie par sa doctrine sur l'élément fondamental des choses. ↩
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Θαλῆς πρῶτος τὴν ψυχὴν ἔφησιν ἀεικίνητον καὶ αὐτοκίνητον. ↩
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Liv. x des Lois. ↩
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Ἀριστοτέμης δὲ, ἐντελέχειαν πρὼτην σώματος φυσικοῦ, ὀργανικοῦ, δυνάμει ζωὴν ἔχοντος . Livre II de l'âme, chap. I. Cette définition de l'âme. donnée par Aristote, se retrouve dans Diogène de Laerte, et. dans Plutarque, ↩
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Plusieurs éditions portent Δείναρχος : mais il doit être ici question de Dicéarque, Δικαίαρχος, disciple d'Aristote, dont l'opinion sur l'âme est d'ailleurs citée par Diogène de Laerte, et par Plutarque. ↩
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Ammonîus Saccas, philosophe néoplatonicien, qui chercha à établir un rapprochement entre la doctrine de Platon et celle d'Aristote. ↩
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Numénius d'Apamée : il reconnaissait l'immatérialité de l'âme, et son immortalité. ↩
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On ne trouve, à la vérité, les poumons que dans les mammifères, les oiseaux et les reptiles, mais ils sont remplacés, pour la respiration, par les branchies, dans les poissons et les mollusques, et par les trachées dans les insectes et les animaux d'un ordre inférieur. L'absence de poumons n'entraîne donc pas l'absence de respiration. ↩
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Cléanthe d'Assos, disciple de Zénon. Il florissait vers 264 avant J.-C. Il a développé la doctrine de Zénon dans plusieurs ouvrages dont il ne nous reste que des fragments : le plus remarquable est un hymne à Jupiter, conservé par Stobée. ↩
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Chrysippe de Soles, disciple de Cléanthe. Diogène Laërce a donné la liste de ses ouvrages, qu'il porte à 311. Il n'en reste que quelques fragments. ↩
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Platon, Phédon. ↩
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Ἔτι ἁρμονία ἁρμονίας μᾶλλον καὶ ἧττόν ἐστιν ἁρμονία τῷ χαλᾶσθαι καὶ ἐπιτείνεσθαι, οὐ τῷ λόγῳ δὲ τῆς ἁρμονίας· ἀδύνατον γάρ ἐστι λόγον τὸ μᾶλλον καὶ ἧττον ἔχειν· ἀλλ' ἐν τῇ ἁρμογῇ· ἐὰν γὰρ κεκραμένος ὀξὺς φθόγγος καὶ βαρὺς ἔπειτα ἀνεθῶσι, τὸν λόγον μὲν τὸν αὐτὸν σῴζουσιν ἐν τοῖς μεγέθεσι τῶν φθόγγων, παραλλαγὴν δὲ λαμβάνει ἡ ἁρμονία κατὰ τὴν ἁρμογὴν μᾶλλον καὶ ἧττον ἐπιτεινομένη. Cette explication nous paraît manquer d'exactitude : en effet, tant que le rapport des sons reste le même, quoiqu'ils deviennent plus graves ou plus aigus, l'harmonie est toujours égale. Platon avait dit seulement : Ἁρμονία μᾶλλον καὶ ἧττόν ἐστιν· ἡ δὲ ψυχὴ οὐ μᾶλλον καὶ ἧττον ἐσττι. ↩
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Cet ouvrage de Galien ne nous est point parvenu. ↩
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Le passage annoncé manque dans le texte. ↩
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Livre i, chap. viii. ↩
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Δεινοί, (manuscrit de Munich.) ↩
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On lit ici les mots suivants, dans la plupart des manuscrits : Καὶ αὐτὸ ἔχει ἐπιτηδείως : mais ils nous paraissent tout-à-fait superflus. ↩
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De l'âme, liv. II, ch. I. — Τὴν οὐσίαν τριχῶς λέγει, τὸ μὲν ὡς ὕλην ὑποκείμενον, ὃ καθ' ἑαυτὸ μὲν οὐδέν ἐστιν, δύναμιν δὲ ἔχει πρὸς γένεσιν· ἕτερον δὲ μορφὴν καὶ εἶδος, καθ' ἣν εἰδοποιεῖται ἡ ὕλη· τρίτον δὲ τὸ συναμφότερον, τὸ ἐκ τῆς ὕλης καὶ τοῦ εἴδους γεγενημένον, ὅ ἐστι λοιπὸν ἔμψυχον. Ἔστιν οὖν ἡ μὲν ὕλη δύναμις, τὸ δὲ εἶδος, ἐντελέχεια. ↩
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Xénocrate, mort en 314 avant J.-C, fat le chef de l'école Académique après Speusippe : ses ouvrages ne nous sont point parvenus. On trouve quelques-unes de ses opinions dans Sextus Empiricus. Il tenta de concilier la doctrine de Platon, son maître, avec celle de Pythagore. ↩
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Eunomius, hérésiarque du IVe siècle, qui soutenait, entre autres erreurs, que Dieu ne connaît pas mieux son essence que nous ne la connaissons ; et que le fils de Dieu ne s'était point uni à l'humanité. Ses opinions ont été réfutées par St-Basile, St-Grégoire de Nazianze et St-Grégoire de Nysse. ↩
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On lit dans le texte, εἴρηται δὲ ταῦτα, c'est probablement une faute de copie, au lieu de εἰρήσεται, car le chapitre du Destin se trouve vers la fin de l'ouvrage. ↩
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'Cronius. philosophe du iie siècle, cité avec éloge par Porphyre et par Eusèbe. ↩
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Porphyre ou Malchus, disciple et biographe de Platon. Il combattit le christianisme : on dit cependant qu'il finit par s'y convertir. Ses principaux ouvrages eurent pour but de répandre la philosophie de Plotin, de réunir celle d'Aristote avec celle de Pythagore et de Platon, et de combattre le christianisme : il est mort en 304. ↩
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Jamblique, disciple de Porphyre. Il professait à Alexandrie, au commencement du ive siècle, une philosophie mystique à laquelle il mêlait la magie et la théurgie. On lui donna le titre de divin à cause de l'éclat de son talent et des prodiges qu'on lui attribuait. L'empereur Julien témoignait pour lui une grande admiration. Il reste de lui une vie de Pythagore, une exhortation à la philosophie, et une lettre sur les mystères des Égyptiens. ↩
