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Tes oreilles sont agréablement chatouillées quand tous célèbrent ta grandeur. Et moi aussi je dis que jamais à personne n’a été donné un aussi vaste empire, des monceaux d’or tels que n’en possédait point l’ancien Darius, d’innombrables chevaux, et pour les monter, des archers, des cuirassiers, auxquels rien ne peut résister, lorsqu’ils ont un chef. Des villes que l’on ne saurait énumérer te vénèrent, toi que pour la plupart elles n’ont point vu, qu’elles ne verront point, privées du plus doux de tous les spectacles. Oui, voilà ce que nous pourrions, nous aussi, dire en toute vérité. En quoi donc ne sommes-nous pas d’accord avec tes courtisans? C’est qu’ils te font de ta puissance un sujet d’éloge; ils t’appellent heureux. Pour moi, me refusant à te louer, je me contenterai de te féliciter; car la félicitation est tout autre que la louange. Les avantages extérieurs peuvent nous valoir des félicitations; la louange n’est due qu’aux mérites intérieurs, unique fondement du bonheur. Les uns sont un don accidentel de la fortune, les autres sont le bien propre de l’âme. Aussi, tandis que la vertu reste ferme et inébranlable, la prospérité est chancelante, incertaine, et souvent l’adversité prend sa place. Pour conserver la puissance, il faut la protection de Dieu; il faut de la prudence, de l’habileté; il faut des circonstances favorables; il faut une activité constante, multiple, variée, qui s’exerce dans des conjonctures souvent imprévues, et toujours difficiles. On peut trouver la puissance tout acquise, mais on ne la garde pas sans peine. Considère en effet quels sont les personnages dont la tragédie met sous nos yeux les infortunes: de simples particuliers, des indigents? Non, mais des puissants, des princes, des tyrans. L’humble toit n’est pas menacé d’une grande ruine, la médiocrité ne connaît pas l’excès des revers. Celui-là seul dont le sort est brillant sera célèbre par ses malheurs et les catastrophes de sa destinée. Mais il est souvent arrivé que le mérite appelait la prospérité; les louanges avaient justement devancé les félicitations: la Fortune sans doute aurait rougi de ne pas rendre témoignage à des vertus éclatantes. S’il faut citer des exemples, n’allons pas les chercher hors d’ici: songe à ton père, et tu verras que l’empire a été le prix de sa vertu. La Fortune ne produit pas la vertu; mais par de glorieux exploits plusieurs se sont assujetti la Fortune. Puisse-t-il en être ainsi de toi, ô Prince ! Puisse la Philosophie ne pas ici te parler en vain ! Que la royauté te soit précieuse uniquement parce qu’elle excite et anime la vertu, en lui ouvrant une vaste carrière où elle peut s’exercer mieux que dans les étroites limites d’une condition privée.
