III.
Quoi donc ? Faut-il que nous soyons muets ? Pas du tout. « II est en effet un temps pour se taire et il est un temps pour parler. » En outre, si l'on rend compte d'une parole oiseuse, gardons-nous d'avoir à rendre compte également d'un silence oiseux. Car il est aussi un silence actif : tel était celui de Suzanne qui fit plus en se taisant que si elle avait parlé. De fait, en se taisant devant les hommes, elle parla à Dieu et ne trouva pas de plus grande preuve de sa chasteté que son silence. Sa conscience parlait lorsque sa voix ne se faisait pas entendre, et elle ne cherchait pas à obtenir en sa faveur le jugement des hommes, elle qui avait le témoignage du Seigneur. Ainsi donc elle voulait être acquittée par celui dont elle savait qu'on ne peut en aucune manière le tromper. Le Seigneur en personne, dans l'Évangile, se taisant, accomplissait le salut de tous. Aussi est-ce à juste titre que David ne s'imposa pas un silence perpétuel, mais la surveillance de ses paroles.
Surveillons donc notre coeur, surveillons notre bouche ; l'un et l'autre préceptes en effet sont dans l'Écriture : dans le passage que nous étudions, il est prescrit de surveiller notre bouche, mais ailleurs il t'est dit : « Maintiens ton coeur sous parfaite surveillance. » David se surveillait, et toi tu ne te surveilleras pas ? Isaïe avait des lèvres impures, lui qui a dit : « O malheu-reux que je suis, car je me sens accablé puisque je suis un homme et que j'ai des lèvres impures... », le pro-phète du Seigneur avait des lèvres impures : comment nous, les avons-nous pures ?
Et pour qui, si ce n'est pour chacun de nous, a-t-il été écrit : « Enclos ton domaine d'épines... attache ton argent et ton or, et fabrique pour ta bouche porte et verrou, et pour tes paroles fléau et peson » ? Ton domaine c'est ton âme, ton or c'est ton coeur, ton argent c'est ta parole : « Les paroles du Seigneur sont paroles chastes, un argent éprouvé par le feu. » En outre, c'est un bon domaine qu'une bonne âme. Enfin, c'est un domaine de prix qu'un homme sans tache. Enclos donc ce domaine, entoure-le du retranchement des pensées, garnis-le d'épines de soins attentifs afin que les passions déraisonnables du corps n'y fassent pas irrup-tion et ne l'emmènent pas captive, afin que les bas instincts ne l'envahissent pas, que les passants sur la route ne pillent pas sa vigne. Surveille « l'homme inté-rieur », en toi, ne le néglige pas et ne le méprise pas comme s'il était sans valeur, car c'est un domaine de prix ; et c'est à juste titre un domaine de prix, celui dont le produit n'est pas périssable et temporel, mais appar-tient au salut définitif et éternel. Entretiens donc ton domaine afin d'avoir des champs cultivés.
Attache ton discours pour qu'il ne soit pas exubérant, pour qu'il ne soit pas léger et que, par le bavardage, il ne ramasse pas à sa suite des péchés. Qu'il soit tout à fait resserré et que ses rives le contiennent ; rapidement, le fleuve qui déborde ramasse de la boue. Attache ta pensée, qu'elle ne soit pas relâchée et à vau-l'eau, pour qu'on ne dise pas de toi : « Impossible d'y appliquer ni onguent, ni huile, ni pansement. » La modération de l'âme tient ses propres rênes par lesquelles elle se dirige et se gouverne.
Qu'il y ait une porte à ta bouche afin qu'elle soit close quand il faut, et qu'elle soit verrouillée fort atten-tivement, de peur que quelqu'un ne te provoque à la colère dans tes paroles et que tu ne rendes injure pour injure. Tu as entendu ce qu'on a lu aujourd'hui : « Soyez irrités et ne péchez pas ». Ainsi donc, même si nous sommes irrités, parce que cet état relève de la nature et non pas de notre pouvoir, ne proférons pas de notre bouche un mauvais discours de peur de nous pré-cipiter dans le péché ; mais qu'il y ait « fléau et peson » à tes paroles, c'est-à-dire humilité et mesure, en sorte que ta langue soit soumise à ton âme. Qu'elle soit retenue par le lien des rênes, qu'elle ait son mors par lequel elle puisse être ramenée à la mesure, qu'elle profère des discours pesés à la balance de la justice afin qu'il y ait de la gravité dans la pensée, du poids dans le discours, et de la modération dans les paroles.
