4.
Comme la vertu est le chemin de la vie bienheureuse à laquelle nous tendons, et que les poètes , ainsi que les autres écrivains, et surtout les philosophes, ont célébré la vertu dans plusieurs de leurs ouvrages, il faut nous appliquer principalement à ceux de leurs écrits où ils la recommandent. Ce n'est pas, non, ce n'est pas un médiocre avantage que l'esprit des jeunes gens s'accoutume et s'habitue à ce qui est honnête. Ces premières traces s'impriment dans leurs âmes encore tendres assez fortement pour qu'elles ne puissent jamais s'en effacer. Croyons-nous qu’Hésiode ait eu d'autre motif que d'exciter les jeunes gens à être vertueux , en écrivant ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde, et dont voici le sens? Le chemin qui conduit à la vertu semble , au premier coup-d'oeil , rude, difficile, escarpé, n'offrant que des sueurs et de la fatigue : aussi n'est-il pas donné à tout le monde d'en approcher à cause de sa roideur, ou d'arriver jusqu’au sommet. Mais quand une fois on y est arrivé, alors on voit que ce même chemin est beau, uni, doux, facile, plus agréable qu'un autre qui conduit au vice, qu'on peut prendre suer le champ, comme dit le même poète , parce qu'il en est voisin. Pour moi , il me semble qu'en parlant ainsi , Hésiode ne s'est proposé autre chose que de nous exhorter tous et de nous inviter à être vertueux, et à ne pas nous laisser décourager par la peine avant que d'être arrivés au but. Si nous trouvons d'autres écrivains chez qui la vertu soit également célébrée, remplissons-nous de leurs préceptes comme conduisant au même terme.
Un homme habile à expliquer le sens des poètes, me disait que toute la poésie d'Homère est l'éloge de la vertu; que tout ce qui n’est pas pour l'ornement tend à cette fin , et qu'on en voit un bel exemple dans le chef des Céphalléniens1 qui sort nu d'un naufrage : que dans cet état , n'étant couvert que de sa vertu, préférable aux plus beaux vêtements, loin d'encourir de la honte, il inspira d'abord du respect à une jeune princesse; qu'ensuite les autres Phéaciens eurent tant de vénération pour lui , que, sans penser à leur luxe et à leur opulence, ils ne regardaient, ils n'admiraient qu'Ulysse , ils ne souhaitaient rien davantage que d'être cet Ulysse sorti des flots dans un état si misérable. L'interprète d'Homère ajoutait que par-là le poète semblait s'écrier : O hommes, recherchez la vertu, laquelle nous fait triompher du naufrage, et rend un homme qui sort nu des Îlots, plus respectable que les opulents Phéaciens. Oui , sans doute , les autres biens n'appartiennent guère plus à leurs possesseurs qu'il ceux qui en sont privés, parce qu'ils passent d'une main à une autre comme dans les jeux de hasard : mais la vertu est la seule possession qu'on ne peut nous enlever, la seule qui nous reste pendant la vie et à la mort. C'est-là pourquoi Solon, à ce qu'il me semble, disait aux riches: Nous ne chanterons jamais pour vos richesses la vertu , parce que celle-ci nous reste toujours, au lieu que les biens passent d'un homme à un autre homme2. Théognis pense à peu près de même, lorsqu'il dit que Dieu (quel que soit le Dieu dont il parle ) fait pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt d'un autre; que celui qui était riche tombe souvent dans la dernière indigence.
Prodicus , sophiste de Chio , raisonne à peu près de même, dans un de ses ouvrages , sur la vertu et sur le vice. Ce n'est pas un homme méprisable que ce Prodicus, et il mérite d'être lu avec attention. Quoique j'aie oublié ses propres paroles, et que je sache uniquement qu'il a écrit en prose, j'ai retenu son idée qu'il exprime à peu près de la sorte. Il dit qu'Hercule, encore très-jeune et dans l'âge à peu près où vous êtes, délibérant sur la route qu'il devait choisir, s'il prendrait celle qui conduit à la vertu par la peine , ou une autre plus facile, il se présenta à lui deux femmes, dont l'une était la vertu, et l'autre le vice, qu'il reconnut à leur extérieur, avant qu'elles eussent ouvert la bouche. L'une avait relevé sa beauté par un excès de parure, elle semblait nager dans les délices et traînait à sa suite tout l'essaim des plaisirs : elle cherchait à entraîner Hercule en lui montrant tout son cortége et lui promettant plus encore. L'autre , quoique maigre et desséchée, avait un regard ferme : elle lui tenait un autre langage; loin de lui promettre une vie douce et tranquille, elle lui annonçait mille fatigues, mille travaux, mille périls sur terre et sur mer, mais dont la récompense serait d'être placé au rang des dieux. Prodicus ajoute qu'Hercule suivit jusqu'à sa mort cette dernière route qu'on lui indiquait.
En général, tous ceux qui ont écrit de la sagesse ont loué la vertu dans leurs ouvrages, chacun suivant leurs forces. Nous devons les écouter, et tâcher d'exprimer leurs maximes dans notre conduite. Car celui-là seul est sage qui confirme sa philosophie par des actions; ceux qui ne sont philosophes qu'en paroles ne méritent aucun égard. Le vrai sage rue paraît ressembler à un peintre qui, représentant les plus belles figures d'hommes, serait tel lui-même que ceux qu'il peint sur la toile. Louer publiquement la vertu en termes magnifiques, débiter à ce sujet de longs discours, mais en particulier préférer le plaisir à la tempérance, la cupidité à la justice, c'est jouer le rôle de comédiens , qui représentent souvent les personnages de rois et de princes , quoiqu'ils ne soient ni rois ni princes, et que quelquefois ils ne soient pas même libres. Ln musicien ne voudrait pas prendre une lyre mal accordée ; un chef de choeur de musique ne voudrait pas d'un choeur qui ne chantât avec la plus parfaite harmonie : et un homme sera en discorde avec lui-même , il ne présentera pas une vie conforme à ses discours ; il dira, comme dans Euripide: Ma bouche a prononcé un serment auquel mon esprit n'a eu aucune part ; il sera plus jaloux de paraître vertueux, que de l'être réellement ! Mais, si l'on en doit croire Platon, le dernier terme de la perversité, c'est de paraître juste quoiqu'on ne le soit pas.
Il faut donc aimer les discours qui renferment de bonnes maximes. Mais comme une tradition. venue jusqu'à nous , ou les poètes et autres écrivains dans leurs livres nous ont conservé les belles. actions des anciens personnages, nous ne devons: pas négliger le fruit que nous pouvons tirer de ces grands modèles. Par exemple, un misérable accablait Périclès d'injures, sans que celui-ci fit aucune attention. Ils persistèrent tout le jour, l'un à recommencer sans relâche ses invectives, l'autre à n'y paraître aucunement sensible. L'insolent se retirant enfin sur le soir, Périclès le fit reconduire aveu. un flambeau pour que rien ne manquât à sa vertu. Un homme irrite; contre Euclide de Mégare, avait juré qu'il lui arracherait la vie: Euclide lui répondit , en jurant de son côté, qu'il parviendrait à l'adoucir et à le rendre son ami. Il est à propos de nous rappeler ces exemples, lorsque la colère s'empare de nous. N'écoutons pas cette sentence d'un poète tragique: La colère arme nos mains contre nos ennemis; mais plutôt fermons absolument nos coeurs à la colère : ou si cela n'est pas facile, que la raison du moins tienne la bride a la passion pour l'empêcher d'aller au-delà des bornes. Mais voyons de nouveaux exemples d'actions vertueuses. Un homme frappait violemment et à plusieurs reprises sur le visage, Socrate, fils de Sophronisque. Celui-ci, loin de faire résistance, laissa ce furieux assouvir sa colère, jusqu'à ce qu'il sortît de ses mains le visage enflé et meurtri de coups. Quand l'homme eut cessé de frapper, Socrate se contenta d'écrire sur son front ; un tel m'a traité de la sorte3 , ainsi qu'un sculpteur qui met son nom sur sa statue. Comme ces actes de patience s'accordent avec nos maximes, il est bon d'imiter ceux qui nous en donnent l'exemple. L'action de Socrate a beaucoup de rapport aveu le précepte qui , loin de nous permettre de nous venger lorsqu'on nous frappe à la joue, nous ordonne de présenter l'autre. L'action de Périclès et celle d'Euclide sont dans les principes de l’Evangile, oit il nous est ordonné de supporter ceux qui nous persécutent, de souffrir avec douceur leur colère, de souhaiter du bien à nos ennemis, de ne jamais faire contre eux d'imprécation. Instruit par de tels exemples, on ne regardera plus comme impossibles les préceptes du christianisme. Je ne passerai point sous silence la modération d'Alexandre, qui ne voulut pas même voir les filles de Darius, ses captives, quoiqu'elles eussent la réputation d'être les plus belles princesses du monde. Il aurait cru déshonorer sa victoire, en cédant aux attraits des femmes après avoir triomphé des hommes. Cette tempérance revient à cette maxime de l'Evangile, que celui qui regarde une femme avec un mauvais désir, quoiqu'il ne commette pas réellement l'adultère, n'est pas exempt de crime, parce qu'il admet la concupiscence dans son âme (Matth. 5.28.). J'ai assez de peine à me persuader que ce soit par hasard , et non par un dessein formé , que Clinias, un des disciples de Pythagore, ait observé fidèlement un de nos préceptes. Qu'a-t-il donc fait ? Il aurait pu, en prêtant serment, éviter de perdre une somme de trois talents ; il aima mieux payer ce qu'on lui demandait, que de prêter un serment même conforme à la vérité. Il avait , à ce qu'il me semble , entendu la défense qui nous est faite de jurer par quoi que ce soit (Matth. 5. 4 et suiv.).
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Le chef des Céphalléniens , Ulysse qui commandait à des peuples de ce nom. On peut voir dans l'Odyssée , liv. 6 , la manière dont il fut reçu par les Phéaciens. ↩
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Les vers que St. Basile , ainsi que Plutarque, donnent à Solon , se trouvent dans Théognis , v. 316. ↩
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Le grec porte epoiei à l'imparfait. C'est le mot dont se servaient par modestie les peintres et les sculpteurs , pour faire entendre qu'ils pouvaient encore retoucher à leurs ouvrages, et leur donner plus de perfection. Ils mettaient donc au bas de leurs tableaux ou de leurs statues, un tel faisait epoiei, et non un tel a fait epoièse. ↩
