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Il n'est pas possible, quand on est homme et que l'on est encore dans cette vie fugitive d'ici-bas, que l'on soit sans chagrin. Si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain, si ce n'est pas demain, ce sera plus tard que viendra le chagrin. De même que l'on ne peut être sans crainte lorsqu'on navigue sur une grande mer, de même il est impossible, tant qu'on est dans cette vie, de ne pas éprouver de dégoût et de peine; je n'excepte pas le riche. Car puisqu'il est riche, nécessairement beaucoup d'occasions sollicitent sa concupiscence. Je n'excepte pas le roi. Car lui-même subit la domination de beaucoup de choses; il ne mène pas tout à son gré; que de choses contrarient sa volonté ! C'est l'homme du monde qui fait le moins ce qu'il voudrait. Pourquoi? Parce que beaucoup veulent prendre part à ce qu'il fait. Or, songez dans quel abattement il est lorsqu'il veut faire quelque chose et qu'il ne le peut par crainte, par méfiance, à cause des ennemis, à cause des amis. Souvent, lorsqu'il entreprend quel. que chose qui lui plait, il perd tout le plaisir qu'il y trouve par le grand nombre de ceux qui lui font de l'opposition.
Mais quoi ! pensez-vous que du moins ceux qui mènent une vie inoccupée soient exempts de soucis? Il n'en est pas ainsi. L'homme ne peut pas plus être exempt de chagrin qu'exempt de mourir. Combien de désagréments ils endurent nécessairement, que notre discours ne peut vous dévoiler, mais que leur expérience leur fait si bien connaître ! Combien ont souhaité la mort au sein même des richesses et des délices ! Car les délices ne mettent pas toujours à l'abri de la douleur. Ou plutôt les délices produisent mille peines, des maladies, des dégoûts. Et même sans cela le chagrin naît de lui-même et sans cause. L'âme en cet état se sent chagrine sans savoir pourquoi. Les médecins disent qu'un estomac malade cause des chagrins hors de propos. N'est-ce pas là ce qui nous arrive lorsque nous sommes chagrins sans que nous en sachions le motif? En un mot vous ne trouverez personne qui soit sans chagrin. L'homme qui a moins sujet de se chagriner que nous, s'imagine encore avoir raison de s'affliger autant que nous; parce que ce qui nous touche nous affecte plus que ce qui nous est étranger. Ceux qui souffrent en quelque partie de leur corps se croient toujours les plus affligés du monde; celui quia mal aux yeux par exemple croit bien qu'il n'y a pas de douleur comparable aux mal d'yeux. A son tour celui qui souffre de l'estomac regarde ce mal comme le plus cruel de tous. Enfin chacun tient pour le pire des maux celui dont il est affligé. Il en est de même du chagrin; le plus cruel, au jugement de chacun, est toujours le sien propre. On en juge par son expérience personnelle.
Celui qui n'a pas d'enfant ne voit rien de plus malheureux que de n'avoir pas d'enfant. Celui au contraire qui en a beaucoup et qui est pauvre ne trouve rien de pénible comme d'avoir une famille nombreuse, celui même qui n'en a qu'un dira qu'il n'est rien de pire que de n'en avoir qu'un; parce qu'il devient paresseux et qu'il cause à son père un continuel chagrin; parce qu'on l'aime à l'excès et que c'est rare s'il tourne bien. Celui qui a une belle femme dit qu'il n'est rien de pire que d'avoir une belle femme. C'est une source de (355) défiance et de périls. Celui qui en a une laide dit que rien n'est pire que d'avoir une laide femme, c'est un objet de dégoût. Le simple particulier ne trouve rien de plus inutile et de plus insipide que sa vie. Le soldat ne voit rien au monde de plus fatiguant et de plus périlleux que le service militaire. Il vaudrait mieux, à l'entendre, vivre au pain et à l'eau que d'avoir tant de rudes travaux à supporter. Celui qui est au pouvoir trouve que ce qu'il y a de plus fâcheux c°est d'avoir à s'occuper des intérêts des autres. Le sujet regarde comme une intolérable servitude la soumission où il se trouve à l'égard du prince.
L'homme marié ne voit rien de pire qu'une femme et que le souci qu'elle donne. Celui qui ne l'est pas ne voit rien de plus triste pour un homme comme il faut que de n'avoir ni femme, ni maison, ni intérieur. Le marchand trouve heureux le laboureur dans sa sécurité; le laboureur trouve heureux le marchand qui s'enrichit. En somme, l'espèce humaine n'est jamais satisfaite, toujours elle se plaint, toujours elle se chagrine. Entendez chaque individu accuser la condition humaine et dire : Ce n'est rien que l'homme, l'homme est un animal condamné au travail et à la peine. Combien envient la vieillesse ? Combien d'autres ne voient rien d'heureux que la jeunesse? Tan il y a de tristesse en chaque âge! Lorsqu'on nous trouve trop jeunes, nous disons : Hélas ! pourquoi ne sommes-nous pas plus âgés? Et puis, quand notre tête blanchit, on nous entend dire: Où donc la jeunesse s'est-elle envolée? En un mot nous avons mille sujets de chagrins. Il n'existe qu'une seule voie où ces anomalies ne se rencontrent pas, c'est celle de la vertu. Ou plutôt celle-là aussi a ses chagrins, mais chagrins utiles, avantageux, féconds. Ou bien l'on a péché, et touché de componction, on efface ses péchés par 'ses larmes. Ou bien on compatit à la chute d'un frère, et en le faisant on obtient une récompense considérable. Car Dieu réserve une grande récompense à ceux qui compatissent aux maux de leurs frères.
